Lors d’un déjeuner pendant ma semaine parisienne, il m’est arrivée une chose pas drôle du tout.
Sur la banquette devant moi, un homme d’un certain âge en costume impeccable, après avoir commandé un steak-frite et passé un coup de téléphone tout ce qu’il y a de plus normal (quoique un peu trop fort) sur son portable, s’est mis à faire toutes sortes de mouvements très étranges de manière répétitive.
Il a sorti tous les morceaux de pains de la corbeille.
Il a remis tous les morceaux de pains dans la corbeille.
Il a mis son index gauche dans sa bouche, a fait un bruit « pop », puis a mis son index droit contre son palais et a refait « pop » très fort.
Il a gloussé en regardant la table.
Il a retiré sa montre et l’a fait tourner trois fois autour de sa tête.
Il a sorti tous les morceaux de pains de la corbeille.
Il a remis tous les morceaux de pains dans la corbeille.
Il a gloussé en regardant la table.
Et ainsi de suite…
Pendant ce temps, j’essayais de ne pas me laisser distraire… je parlais de choses sérieuses et je ne voulais pas que mon interlocutrice puisse voir mon trouble.
Mais plus le repas avançait plus cela devenait impossible.
Alors, j’ai essayé de la prévenir, discrètement pour ne pas vexer le monsieur.
Peine perdue.
Je lui faisais signe de regarder mais dès qu’elle jetait un coup d’œil, le type mangeait son steak, mâchait sa viande de la manière la plus normale du monde (quoique un peu trop fort).
Elle a dû me trouver drôlement bizarre. Incapable de finir une phrase, hésitante, confuse. Et puis avec un tic répété : jeter un regard de biais vers la droite avec un air entendu…
Quand on s’est levée pour sortir, on a été obligée de passer devant le monsieur et, là d’un coup, mon interlocutrice a pu constater ce qui me rendait si évasive… Notre voisin de table la regardé longuement, m’a fixé d’un œil sérieux et nous a annoncé : l’important c’est que les enfants n’en sachent rien. Mince, je me suis dit : il m’aura vu en train de le regarder, il a peur que ses tics et ses tocs aient été remarqués. Mais il a continué : parce que vous comprenez, quarante-cinq ans d’électrodes ça laisse des traces, haha ! et il ne faudrait pas que les enfants les voient.
S’en est suivi ce que je pense se nomme un bon petit délire…
Le monsieur en costume nous a pris à témoin et nous a expliqué ses déboires avec « ceux d’en haut » qui avaient pour habitude de le maltraiter enfin (œillade de connivence)… vous voyez ce que je veux dire… et puis aujourd’hui, justement tiens… quel jour sommes nous ? ah oui : vendredi bègue ! haha ! vous voyez ce que je veux dire… c’est bien ça, nous sommes le 27 (j’étais fière de moi, j’ai compris assez vite que bègue c’était BG, les lettres de l’alphabet correspondantes aux chiffres…) haha !
Alors que nous partions, il nous a prié, puisque nous les connaissions, de rentrer en contact avec les « autres », « ceux d’en haut », de leur toucher un mot de ses peines, parce que s’ils peuvent quelque chose… eh bien… ah… ce serait bien, oui !
J’ai dit que je verrais ce qu’on peut faire.
J’ai repensé à lui en arrivant ici, de retour à Tel-Aviv.
A cause du chiffre.
L’Autorité Palestinienne a demandé 2.7 billions de dollars pour reconstruire Gaza. La demande est étayée d’un dossier de 53 pages décrivant l’état de la population, les risques encourus par les femmes dans ces situations limites, les enfants apeurés et sans écoles, les hommes humiliés et sans travail.
J’ai repensé au « vendredi bègue »…
J’ai parfois un peu l’impression de ça, que ça bégaie ici.
Que va-t-il se passer ?
Donneront, donneront pas ? l’argent, les compromis, les témoignages de bonne volonté, les impressions, les demandes.
Ça se répète.
Je n’ai plus l’impression que ça avance.
Enfin, si… les colonies avancent.
Et le mensonge qu'on nomme « processus de paix » (parce que ça donne l'idée que quelque chose de long mais qui va dans un sens juste et positif) avance comme il se doit : en petit soubresauts de crabe, moqueur et fuyant.
Qui y croit encore ?
Qui va reconstruire Gaza ? et surtout : comment ?
Depuis la France, j’avais l’impression de savoir, de comprendre un peu plus un peu mieux.
Je reviens ici et rencontre l’évidence : je ne vois pas d’issue.
Ce blog a presque un an...
Depuis le premier billet sur les roquettes de Sdérot, les choses ont-elles changées?
Oui, bien sûr.
Et non, pas du tout.
J'ai l'impression d'avoir changé, moi.
Et alors?
Et alors c'est bien peu.
Je ne vois pas d'issue, pas de sortie, pas de possibles durables.
A part peut-être TOUT remettre à plat… ça oui ça pourrait rendre les choses plus claires.
Mais encore faudrait-il savoir par où commencer.