Je ne sais pas par où prendre mon film.
Si je suis un peu honnête, avant chaque début de tournage j'ai ce passage à vide.
Ce moment où j'ai la tenace impression que toutes les images qui me viennent en tête sont déjà vues, déjà faites. Rien d'inédit, tout est cliché. Arg.
Je suis dans ce dur moment où j'angoisse de n'avoir rien que des idées à mettre en scène, pas de vie vivante. Joie et terreur du documentaire. Quand ça prend, c'est le bonheur le plus intense qui soit. Proportionnel au saut dans le vide qui lui est inhérent.
Et s'il ne se passait rien?
Je m'interroge sur comment faire entrer l'actualité dans mes images.
Après tout j'ai voulu faire un film autour du moment électoral et celui-ci est déjà, d'emblée, dépassé par les événements en Ukraine.
Mais aussi par les nouvelles sanitaires, les "news" sur les candidats, les informations économiques, sociales, écologiques.
Actualité partout, tout le temps. Le flux, les flots.
Débordements continus, massifs et réguliers.
Je retrouve David Perlov.
Celui vers qui je reviens quand l'angoisse des débuts de films se fait trop forte.
Cinéaste israélien, il a passé toute une partie de sa vie à filmer son "journal". Une oeuvre à part où chaque séquence est une réflexion sur le cinéma, la politique, la vie.
Perlov commence son film en 73. En filmant par sa fenêtre au matin du jour de Kippour il se rend compte que quelque chose se passe. Il filmera depuis son poste en noir et blanc la première fois que la guerre apparaît à la télévision. Il dit: "la télévision apporte la réalité dans les maisons, pas une représentation de la réalité".
Je me demande si cela est encore vrai aujourd'hui.
Est-ce que les images que nous recevons de la guerre en Ukraine aujourd'hui ont la distance des représentations?
J'essaie d'imaginer un temps où il y avait un téléviseur par foyer. On regardait les nouvelles ensemble, à heure fixe. C'était un moment où une nation pouvait s'informer, ensemble. On parlait de messe télévisuelle, je crois. Communion collective autour du poste. Evidemment, l'information était partielle. On ne savait pas tout. Je suppose qu'on imaginait un peu ou beaucoup. Est-ce qu'on doutait de ce qu'on voyait au "20 heures" quand il n'y avait que ça? J'imagine que oui.
Aujourd'hui, chacun et chacune a son smart phone.
On lit les nouvelles sur les toilettes, dans le métro, avant un rendez-vous, en attendant le bus, vite fait, un peu par ci, un peu par là. Une image, un début d'article (j'ai pas les codes du Figaro), un résumé rapide, un "live" sur l'avancée russe, un "post" sur les oligarques. Parfois le tout est entrecoupé sur le même objet, de textos, de mêmes, de gifs, de mails, de messages audio. Petit outil prolixe, protéiforme, polymorphe, permanent.
On se demande: t'as vu?
T'as vu la vidéo de Poutine en train de...
T'as regardé le truc où on voit Zelinski dire que...
Machin m'a envoyé le clip où Macron parle avec...
Untel m'a repassé l'extrait où Trump annonce que...
Une nouvelle se mesure à son poids numérique: tel clip a fait tant de "vues", tel autre a battu des records. Et tout, évidemment, est relatif, relativisé, mis en doute, en balance... On est sûrs de rien, on se doit de douter, au moins un peu.
En 2022, alors qu'on a des représentations martiales qui se chevauchent et s'accumulent, alors que nous avons la possibilité de TOUT voir, comment faire une hiérarchie de ces images. A fortiori quand elles se regardent de manière solitaire. Est-ce que cela ne change pas ce qu'on en fait? Si je suis seule avec ces horreurs, si la dimension collective de ces actualités est gommée, est-ce que cela ne change pas la façon dont je reçois chacune de ces estimations ou de ces nouvelles? Ne suis je pas forcée, d'abord, d'interroger ce que ça me fait "à moi"?
Perlov a beaucoup filmé à travers des fenêtres. De son appartement, de sa voiture.
L'image comme ouverture.
Mais, mais, mais. Si une image se referme sur le visage de celui ou celle qui la regarde, si une image fait écran, alors elle empêche. Obstruction littérale.
Je me demande comment faire pour que les images d'actualité deviennent dans mon film des fenêtres, pas des écrans.
A suivre,