Le tournage est terminé et je rentre en France pour plusieurs mois, pour le montage de mon film. J’interromps donc mon blog dans sa forme actuelle…
J’avoue que j’appréhende un peu ce retour.
Je me demande si je vais devenir une Israélienne à l’étranger, à regarder compulsivement les sites ynet.co.il ou haaretz.com pour savoir « ce qu’il se passe ».
Je me demande (avec tout autant d’appréhension) si tout va se remettre en place, si je vais me sentir chez moi en France après près de deux ans ici.
Est-ce que j’ai pris des tics israéliens ? EST-CE QUE JE PARLE TROP FORT ?
Est-ce que j’ai appris quelque chose ?
Est-ce que je pense autrement ?
Je suis devenue Israélienne… mais, est-ce que je me suis convertie en autre chose ?
Est-ce que je suis devenue une israélienne ?
Et… qu’est ce que ce serait ?
En arrière…
Venue ici, c’était les sensations françaises qui me manquaient, leurs souvenirs venant se mêler aux nouvelles impressions comme autant de claques, de découvertes abruptes.
Odeur, goûts, sonorités…
Je trouvais tout biscornu. Un peu sale. Un peu précaire. Un peu pas assez stable.
Ça m’angoissait horriblement, une impression de toucher le désastre du doigt à chaque coin de rue. Et cet immeuble, là… regarde… il est plein de trous… et le sable sur la rue Ibn Gevirol toujours en travaux, ce sable jaune dont m’avait parlé Rosie qui réussissait à en rire, elle… ce sable qui surgit d’entre les blocs de béton comme pour nous rappeler où l’on est vraiment, sur quoi on se tient, comment ça s’effrite.
Polie, j’avais poussé des petits cris d’extase la première fois que j’avais mangé du houmous. Eh bien, soit… houmous à tous les repas pendant un mois. Nadav croyait bien faire. J’ai dû rectifier le tir. Et apprendre par la même occasion que le « mvoui » ici équivaut à un « ouais ! » en France… et que cela ne sert à rien de compter sur l’instinct divinatoire de son interlocuteur, ici les gens se disent les choses telles quelles sont sans perdre de temps en détours.
Yashar, tout droit.
On n’attend pas que tout le monde soit servi pour manger. C’est idiot, ça refroidi. A force d’attendre (et de manger froid), j’ai pris le pli. Je me souviens encore du regard effaré de ma mère (pourtant pas très portée sur l’étiquette) quand elle m’a vue me ruer sur mon plat de pâtes fumant sans demander mon reste.
Les petites choses, les détails, les petites différences.
On ne monte pas sur la banquette arrière d’un taxi… on s’assied devant, à côté du chauffeur.
On ne dit pas : monsieur ou madame… on se dit « tu » tout de suite, et parfois même neshamasheli, mon âme ou metuka, douceur, ou ahoti, ma sœur.
On se touche plus ici, on se bouscule toujours un peu, on se pousse, on se frotte, on entre en collision, on se bagarre, on ne lâche pas, on ne cède sur rien.
Ça, je dois dire, j’aime bien…
On revenait toujours à : t’es pas d’ici toi, hein… Ce n’était jamais un reproche, non. Juste un constat : toi, t’es encore étrangère. Souvent, juste derrière : ihiébesseder, tout ira bien, tu verras… on s’habitue, tu vas aimer être ici, être d’ici.
Cela fait plusieurs mois que je guette un signe d’appartenance. Que je m’empresse de remettre en cause dès qu’il m’apparaît. Parce que je ne sais pas trop à quoi j’appartiendrais si je faisais partie de hamakomhazé, cet endroit…
Mon amie Lara, Allemande et pas Juive du tout a des réponses, elle…
Faire partie d’ici ? Bien sûr qu’on fait partie : on VIT ici… Oui, mais si je rentre en France ? Mais tu continues de vivre ici même loin… tu sais comment c’est, cet endroit, ça colle. Force est de constater que d’expérience elle a raison, ça colle, Israël, au corps et à la tête et aux idées.
Qu’est ce que je préfère ? est-ce que la question va se poser ? et quand ?
Et qu’est ce que ça voudrait dire : préférer ?
On s’est toujours dit qu’on vivrait dans deux pays en même temps, Nadav et moi. Ou alors à Chypre, entre les deux…
Je n’ai pas envie de vivre à Chypre. Mais je suis bien, ici.
Ici ? à Tel-Aviv.
Mais no man is an island…
Le reste du pays est bien là, à deux pas.
Le reste du pays. Et l’autre pays, ce qu’il en reste. Ce qui reste à construire, tout ce qui reste à faire. Et l’urgence qui en découle.
La sensation d’urgence. Je crois que ça, oui, ça va me coller à la tête.
On avait eu une grosse dispute, Nadav et moi, avec une amie française qui avait insisté pour nous expliquer les raisons pour lesquelles elle avait décidé de ne jamais fiche les pieds en Israël avant que le pays revienne aux frontières de 67. Elle disait ça d’un ton très doux, sourcils froncés et un petit sourire contrit, ses lèvres plissées comme quelqu’un qui a mangé quelque chose de moisi… Sans reproches, juste désolée pour nous-autres, salauds que nous étions à vivre dans ce pays dégoûtant.
Nadav avait eu un accès de rage sardonique comme je lui en ai peu connu.
Tu crois que qui que ce soit en Israël en a quelque chose à fiche que tu viennes ? Tu crois que les Palestiniens te remercient de ta participation au débat ? Tu crois quoi… ? Tu te prends pour qui ? Quel courage ! Quel combat ! Tu n’y touches pas, tu dors tranquille et zehou, c’est tout ?
C’est sur quoi, ton film ?
Le prochain qui me pose cette question, je le mords.
Si je savais…
Ou plutôt : quand je saurais, c’est que je l’aurais fini, le film.
L’entreprise de départ était de sonder l’âme israélienne… Peut-être, sûrement, pour mieux comprendre celui que j’ai suivi jusqu’à Tel-Aviv.
Un Israélien, une Israélienne : qu’est ce que c’est ?
Quand j’explique ça à mes interlocuteurs israéliens, ils se marrent.
J’ai eu le droit à quelques réponses : tout sauf toi… des Juifs musclés… des européens déplacés… des survivants… des gagnants… des Arabes déguisés…
Le slogan IL SE PASSE TOUJOURS QUELQUE CHOSE AUX GALERIES LAFAYETTES me vient à l’esprit.
En moins de deux ans :
deux élections,
d’innombrables enquêtes pour corruptions sur des membres du gouvernement,
la menace syrienne,
les accusations de viol contre deux ministres et un président,
des constructions de colonies à n’en plus finir,
plusieurs incidents aux frontières,
des dizaines d’alertes à la bombes,
quelques attentats évités, quelques attentats réussis,
un hefetz hashud (paquet suspect) dans ma rue, un autre le lendemain,
le jour mémorial pour commémorer l’assassinat de Rabbin,
un Palestinien tué par mégarde, un autre… une enquête est ouverte…
les checkpoints puants, les soldats tristes aux checkpoints puants, l’apparition des compagnies de gardes privés dans les mêmes checkpoints,
une attaque au bulldozer,
la collecte des olives en territoire occupé,
la menace des colons,
les articles de Gidéon Levy,
le service de réserve de Nadav,
le jour de l’indépendance, les 60 ans du pays, les 100 ans de la ville de Tel-Aviv,
la menace iranienne,
la crise économique, les licenciements en masse,
les cours à l’ulpan,
les menaces extérieures,
la ville de Hébron ses colons ses soldats ses enfants qui lancent des pierres,
les menaces intérieures,
les mensonges, les découvertes en forme de scoops et qui n’en sont pas,
le parti HADASH le socialisme l’écologie et COMMENT ON FAIT ? ou encore : par où commencer...
une collecte de masques à gaz au coin de la rue Arlozorov, avez-vous vérifié l’abri de votre immeuble,
et si oui, est-il atomique ? …
une guerre, ou ce qu’il a été nommé comme guerre : Plomb Durci, les témoignages de soldats, les accusations internationales,
NOUS et EUX, salauds d’européens,
NOUS et EUX, encore ; et… de quel côté es-tu, toi ?
Comme s’il fallait choisir…
Je voudrais être ici, tout à fait d’ici… d’ici jusqu’à avoir la légitimité de remettre en cause ces droits qui m’ont été donnés sur cette terre soit-disant sainte,du simple fait d’être née Juive.
La semaine dernière, mon beau-père m’a emmené au restaurant.
C’était juste après quelques jours de tournage assez chaotiques, je crois que j’étais un peu angoissée, je parlais beaucoup, et je revenais tout le temps sur une idée fixe, de manière presque obsessionnelle : comme ce serait, d’avoir des enfants ici ?
Au bout d’un moment il m’a dit en souriant, d’un ton sage : les enfants tu verras comment c’est quand tu les auras… mais peut-être permets-toi d’abord de penser comment c’est pour toi, de grandir un peu ici…
Je me demande si j’arrive à faire le tour de tout ce qui s’est passé.
Cette écriture m’a beaucoup aidé. D’avoir à penser en mouvement, au quotidien ou presque, m’a permis une distance ET une implication, ensemble.
Je compte continuer d’utiliser cette page pour signaler des choses (article, film, lien internet ou autres…)
Ceci n’est pas une conclusion, d’ailleurs il n’y a pas à conclure… mais je tiens à dire que suis très reconnaissante de toutes ces amitiés virtuelles ou bien réelles qui se sont tissées grâce à ce « lieu » Mediapart.