Je suis cinéaste.
C’est un métier solitaire, parfois jusqu’à l’extrême.
J’ai la chance de faire partie d’une association, l’ACID, qui agrège des femmes et des hommes qui pensent depuis cet outil cinéma.
Régulièrement, on se retrouve pour parler des films qu’on défend au sein de l’asso (comme celui-ci, magnifique) ou pour parler tout court.
On s’épaule dans les moments de vide, et cela permet de se sentir moins seul.e, même quand on est pas du tout d’accord.
Ces derniers temps, depuis l’attaque du Hamas et le déluge de feu israélien sur Gaza, on parle beaucoup des images, entre nous.
En tout cas on essaie.
Parce que cette guerre en produit une quantité à ma connaissance inédite.
Images de bombardements, images de morts, images de destruction, images qui finissent par s’assembler dans un grand flux, continuum de terreur.
La particularité du moment dans lequel nous vivons ce flot d’images, c’est la singularisation des écrans. Il n’y a plus une seule et unique messe télévisuelle comme le fut le « 20 heures » en son temps, un moment cathodique qui nous permettait à tous·tes de partager un référent visuel commun. Aujourd’hui, chacun regarde depuis son écran un medley concocté par nos « contacts » sur les réseaux et par un algorithme nébuleux, lui-même influencé par des choses vues et entendues depuis notre lucarne individuelle.
En tant que cinéastes, les images sont notre métier.
Nous nous sentons donc requis pour prendre la parole sur les images diffusées « sur les réseaux » ou « à la télévision ».
Mais ici, de quelles images parle-t-on ?
La propagande a toujours existé, et les pays ont de tout temps employé leurs communicants à faire en sorte que telle image prenne le pas sur telle autre. Depuis le 7 octobre il semble qu’il y ait une insistance à montrer pour démontrer, jusqu’à la nausée. D’un « côté » comme de l’autre.
Souvenez-vous comment on a toustes regardé les images nocturnes de cet objet volant, à ma connaissance jamais identifié, responsable de plusieurs morts sur un hôpital de Gaza.
Roquette mal visée ? Bombardement israélien ?
Les images étaient sommées de parler, d’expliciter. Et les voir, les revoir, les regarder, les observer encore et encore devait nous permettre de comprendre une fois pour toute.
L’image/preuve.
« La vérité 24 images par secondes.
Le mensonge 24 images par secondes. »
C’est pas moi qui le dis, c’est Godard.
Mais cette boutade, le filmeur/ théoricien l’a dit à propos de cinéma. Pas à propos d’images de « news », d’images données pour vérité absolue, incontestables.
Quand on va au cinéma, quand on regarde un film (même sur un petit écran) on n’est jamais dans la position passive qu’implique la télévision qui cadre tout et nie le hors champ par son dispositif même. Le cinéma, quand c’est du cinéma, présuppose une activité du spectateur, un engagement, avec ou contre, pour ou ailleurs… mais un engagement toujours. Nous travaillons depuis notre siège, pour combler les vides, poser des questions, répondre aux interrogations que les images jettent sur nous, aux doutes qui nous assaillent en regardant.
J’ai appris que l’Assemblée Nationale allait diffuser ce que les Israélien.ne.s nomment « le film », ces 47 minutes de montage fait par le pays des Juifs pour montrer/ démontrer/ prouver l’horreur subie le 7 octobre.
Un ami israélien et cinéaste à qui j'en parle me dit ne pas l'avoir vu, "le film", mais dit que oui, il en a vu des extraits. Pourquoi ? je demande, pourquoi regarder? Il dit que c'est de l'audio-visuel, il dit que c'est son métier et qu'il a senti qu'il lui fallait ouvrir les yeux.
Je n’ai pas vu « le film ».
J’estime qu’il est possible (sans même l’avoir vu ou même en avoir vu des extraits) d’interroger son statut de « film ».
Je ne sais pas si un montage d’horreur plein cadre où tout est montré, montré, montré sans autre hors-champ que des cris de terreur et des tactactac de balles qui fusent, peut être qualifié de « film ».
Je n’ai aucune envie de le voir.
Et s’il me venait l’idée qu’il est important à regarder, je ne choisirais pas l’Assemblée comme espace de projection.
Le contexte, bordel, est important.
Depuis le début de ce qu’il va bien falloir appeler une guerre puisque des crimes de guerre y sont perpétrés, on parle de contexte et de contextualisation.
Dans quel contexte est-ce que l’Assemblée se fait lieu de projection d’un moment visuel d’horreur ? A ma connaissance, personne n’a demandé à ce que soient diffusées dans l’hémicycle les images ou les sons du massacre au Bataclan.
Quel est le but de ce partage macabre ? Je m’interroge.
Et surtout, qui va parler de ces images ?
Qui va questionner leur statut ?
Non pas pour jeter d’emblée un quelconque anathème, mais tout simplement pour interroger ce qu’elles sont.
Qui va réfléchir aux « coupes » qui ont assemblées ces images ?
Qui va intervenir pour causer montage, choix de plans ?
Est-ce à dire que ce n’est pas nécessaire ?
Permettez-moi d’en douter.
Je lis dans le journal qu’un des députés à l’origine de cette projection a dit qu’il regarderait de près qui allait venir assister à cette projection. Le sous-entendu est limpide : gare à celui qui aurait envie de détourner le regard.
Vous vous souvenez du plan de fin d’Orange Mécanique ?
Imaginez les députés de l’Assemblée Nationale attachés sur leurs fauteuils, des cure-dents sur les yeux pour déciller leurs paupières récalcitrantes.
Dans le film de maître Kubrick, le but de la cure était de dégouter une bonne fois le héros de l’utra-violence.
Qu’est ce qui est à l’œuvre ici, dans le fait de montrer « le film » aux députés ?
Je ne sais pas ce que peut le cinéma, mais je pense important que nous nous interrogions collectivement sur la place que nous accordons à l’éducation aux images.
Ça urge, j’ai même envie de dire.
Je suis heureuse de ne pas être tout à fait seule pour penser les images qui nous arrivent, pour pouvoir décider à plusieurs, de voir ou pas, de regarder ou non.
Je suis reconnaissante à mes camarades cinéastes et critiques d’images d’accepter de discuter avec moi en ces temps troubles et troublés, de parler de ce qu’on voit, ou pas, de ce qu’on regarde ou non.
Je me demande à quoi va ressembler cette projection, vue depuis la salle.
Je me demande qui va regarder jusqu’au bout.
Je me demande si celui ou celle qui va sortir va être vilipendé.
Je me demande comment on en est arrivé là.