Samedi je suis allée manifester. Je suis à Toulouse, en montage. Donc nous nous sommes retrouvés place du Capitole, hyper-centre toulousain.
La manifestation était triste.
Au-delà d’une tenace impression de déjà-vu, des drapeaux du PCF et du NPA (résolument moches), des slogans et des tracts impavides, dire que nous manifestions dans l’indifférence générale serait (plus qu’) une grossière exagération.
Personne, je dis bien pas une seule des personnes qui étaient présentes sur la place du Capitole gorgée de monde en ce samedi de soldes, n’en avait quoi que ce soit à fiche de nous.
Alors, Gaza, pensez…
Ici et là, quelqu’un prenait un tract. Un autre peut-être s’attardait un quart de seconde de plus que nécessaire à côté de nous, pour nous témoigner son intérêt.
Israël assassin !
Mais tous repartaient.
A une rue de notre démonstration (mot qui semble ici plus approprié) se rejouait comme chaque fin de semaine la cérémonie de l’éternel recommencement angoissé et sans joie du SHOPPING. Ce mot qui en est venu à désigner l’acte même de se balader dans les rues. Hommes et femmes se trainant les uns derrières les autres pour « faire » des magasins comme d’autres le Louvre, en des temps records. Mais prenant le temps quand même. Parce que c’est samedi, que c’est le week-end. Le jour libre. Le jour où l’on peut faire ce que l’on veut, acheter ce que l’on peut.
C’est sympa, ce bleu. Le rouge te va bien. Ça t’affine, je te jure. T’es où, là ? Je te vois pas. On se retrouve devant la boutique, alors.
Israël assassin !
Un CRS remarquant mon ventre (huit mois de grossesse ne passent plus inaperçus) : vous devriez pas rester par ici.
La manifestation se met en mouvement et les robocops habillés de sombre commencent à avoir l’air réjouis de s’être déplacés. Ils s’agitent autours de leurs camions, enfilent épaulettes et bottes avec un air d’anticipation hilare.
Pour une fois je les comprends.
Moi aussi j’ai envie que « quelque chose se passe ».
Un exutoire. N’importe quoi pour aider les zombies du samedi à sortir de la torpeur. Quelque chose qui fasse plus de bruit que le bourdonnement Israël assassin, que plus personne n’entend.
Il paraît qu’à Paris, les commerçants ont fermés leurs boutiques aux alentours du boulevard Barbès.
En solidarité avec le peuple palestinien, bien sûr.
Comment peut-on décemment faire du shopping en ce samedi 19 Juillet 2014 ?
Le jour suivant. Repos. Dimanche. Magasins fermés. C’est la loi.
Alors on va au cinéma.
Je suis prête à tout pour oublier un peu beaucoup passionnément à la folie.
Tu choisis. Vraiment ? Oui ! Ce que je veux, pour de vrai ? Allez…
Ce sera Transformers.
Et comme je n’ai qu’une parole, j’y vais sans rechigner.
Pour ceux qui habitent sur Mars, ou qui comme moi ne suivent pas l’actualité cinéphilique hollywoodienne, c’est l’histoire d’un mec ordinaire qui devient un héros en faisant confiance à un alien (qui devient son ami), et qui sauve le monde.
Chouette.
Je suis archi partante. Parce que je suis bon public ces derniers temps. Et puis parce que la promesse de l’oubli flatte mon désespoir : puisque je n’arrive plus à rien penser, puisque l’horreur domine, alors donnez moi des bonhommes qui sauvent le monde en s’alliant avec des monstres. Je prends.
Sauf que… deux heures et quarante six minutes plus tard (oui, c’est long et croyez moi on voit le temps passer, en 3D et en technicolor) force et de constater qu’il ne m’a pas été possible d’oublier quoi que ce soit.
Peut-être que je débarque. En fait, non : je débarque c’est sûr. Je n’ai pas l’habitude de ce « genre » de films. Je n’ai pas non plus l’habitude ou la pratique des jeux vidéos dernière génération. Donc il doit y avoir des codes qui m’échappent. Mais j’ai été soufflée par la violence.
Inouïe, la violence. Extrême. Brute.
Et entrecoupée de plages brèves et intense de pub, puisque la majeure partie du film se déroule dans la rue et que la rue comme chacun sait, n’est qu’un grand centre commercial à ciel ouvert. Les marques défilent : vogue, budweiser, epson, samsung, nokia… Et la violence est aussi présente dans cette accumulation de marchandise qu’on nous donne à voir au milieu du chaos.
Une déflagration de violence qui commence dès le quatrième plan du film, et ne s’achève que trois minutes avant la fin, avec le discours édifiant du connard musclé à sa machine idiote et complice. La paix, gna gna gna, le monde gna gna gna, le vivre ensemble, blah blah blah… Ils ont entre temps cramé la moitié de la planète et massacrés une quantité incroyable de gens. Passants, promeneurs, cyclistes, amoureux, vieux, jeunes, enfants, jaunes, blancs, noirs, militaires, arabes… On ne les voit jamais morts à l’écran. On les voit vivants, quelques instants avant que la mort ne les frappe. Hurlant, beuglant, criant, pleurant. Mais leur mort reste cachée, hors champ.
Pudeur ? sans doute. Mais alors de quelle pudeur s’agit-il ?
Le hors champ on l’a vu cette semaine. Sans 3D et dans des couleurs gris sale. Il hante le film, un fantôme qui plane dans la salle.
Les images m'assaillent, comme superposées.Des images de destruction, de flammes, de bombes qui tombent. Comme dans le film. Des visages qui pleurent, qui crient, qui appellent au secours. Comme dans le film.
Et puis, au-delà du film, des corps dans des sacs et sur des tapis, sur des civières et sur des tables d’opération improvisés. Des morts. Des visages au teint gris, aux yeux absents. Plein de morts. Et des blessés. Et du sang.
Qui pense à Gaza?
Dans la violence ouatée des soldes du samedi.
Dans le montage frénétique, dans les giclées verdâtres et les flammes interstellaires des machines tueuses du film du dimanche.
Le temps d’un week-end, l'oubli. Mais lequel? et à quel prix?