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Billet de blog 23 février 2022

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Une place en France

Je commence un nouveau film. Enfin, le projet est entamé depuis quelques temps puisque cela fait un an maintenant que j'y réfléchis. Il faut trouver de l'argent pour filmer et ça peut être long, alors on s'y prend toujours un peu à l'avance. « Une place en France » est le titre du film, je commence le tournage fin mars.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Il y a un an je me suis rendu compte que 2022 était (encore!) une année électorale. J'ai constaté que j'étais prise de court, que je ne n'avais rien vu venir ou presque. Et qu'en en parlant autour de moi, toutes et tous semblaient aussi surpris : ah bon ? voter ? encore ? pour les présidentielles... ?

Et ce son si particulier, que mes chers compatriotes adorent, ce sifflement des lèvres qui fait: pfffffff... et qui dit tout.

L'ennui, l'agacement, la désolation.

Les bras ballants et un vague à l'âme qui ne se décrit pas, qui se partage difficilement.

Pfffff, on va aller voter.

Pfffff, mais pour qui?

Pfffff, mais pour quoi?

J'ai eu envie de faire un film sur l'élection 2022, parce que j'aime l'idée d'aller au bout des choses, et que la campagne puis l'élection de 2017 m'a obsédée. C'était particulier, je la filmais depuis une rédaction de journal, depuis Mediapart. Mais les rebondissements qu'elle nous a fait subir, on les sentait dans la rue. J'ai l'intuition que 2022 va en être le prolongement, une suite logique. D'autant que beaucoup de candidats sont les mêmes.

Un petit air de "déjà vu", en pire.

J'ai eu envie de filmer encore une fois "depuis".

Trouver un lieu, l'écouter et le regarder, en raconter la vie au quotidien depuis ce moment électoral qui approche. La place du Ravelin à Toulouse est mon quartier depuis un an et demi maintenant. Une place restée publique malgré les (re)confinements successifs et les ressacs de la pandémie catastrophée en cours.

Une place qui vit, où on se croise et on s'arrête, on mange, on danse, on boit, on parle. Une place en France, où l'on trouve une pharmacie, un cordonnier, une boulangerie, un bar, une ressourcerie, un coiffeur, une agence immobilière...

Un lieu politique, en somme. 

Cette place est le prolongement de chez moi, c'est là où je vais écrire, là où je prends mon pain, là où j'achète mes masques, là où je bois une bière en fin de journée en regardant le tournoi de pétanque permanent qui s'y déroule.

J'ai hâte que le tournage commence, mais mes repérages ont déjà débuté.

Les repérages sont une phase essentielle où l'on rencontre ses personnages et où le lieu commence à devenir autre chose, où le film se confirme au-delà de l'envie ou l'intuition initiale. C'est un moment étrange, entre l'écriture sur ordinateur, forcément un peu abstraite, et le concret cruel du tournage avec toutes les limites qu'il comporte. C'est toujours un moment un peu euphorique, un peu vertigineux.

Je rencontre des gens, je parle beaucoup, je suis heureuse d'imaginer ce qui pourrait être, de rêver des scènes, d'écouter leurs prévisions pour les mois qui arrivent.

Un constat m'angoisse passablement.

Presque tous ceux que je rencontre, malgré la force, la beauté, l'intelligence qui se dégage de leurs visages et de leurs paroles, tous ou presque ont un fond de discours au mieux méfiant au pire complotiste.

Le pouvoir nous ment, "ils" nous manipulent et nous ne sommes pas dupes.

A Toulouse on prononce toutes les lettres, et le "ils" énoncé fait entendre le "s", devenant ainsi plus menaçant encore : "ils" nous disent une chose et font une autre, "ils" nous prennent pour des cons, "nous" ne nous laisserons pas faire, "ça" ne prend plus, "ça" va péter. Le fameux "ça va péter". Que celui ou celle qui ne l'a pas chanté en manif (... ou bien alors, ça va péter, ça va péter) jette donc la première pierre...! Histoire que "ça" pète pour de bon plutôt que ce discours incantatoire que je retrouve partout et qui me semble si difficile à cadrer.

Je m'explique.

Mon travail de documentariste, si tant est que j'arrive à le définir, consiste à donner chaire et cadre à un moment. Incarner le moment politique que nous vivons, par des personnages, des espaces, des situations, des hasards. Il se trouve que ce qui ressort de ce moment est une défiance incommensurable, littéralement que je n'arrive pas à mesurer, ni d'ailleurs à saisir tout à fait. Que faire de cela ? Comment incarner le réel de ce que je rencontre, à savoir cette colère si diffuse. Comment lui donner un cadre, c'est à dire le filmer sans pour autant le figer. Le donner à voir et à entendre, de manière vivante, mouvante, avec des images et des sons. Au plus juste, au plus proche de sa vérité.

Par delà le pfffffffffffff dégonflé et triste?

On s'était avoué avec des amis documentaristes que parfois on se lançait un défi avant le début d'un tournage. Je me suis donné pour tâche dans ce film d'arriver à un moment, même brièvement, à saisir un peu de cette logorrhée méfiante et rageuse. Sans la mettre en doute, sans la surplomber, sans la moquer bien évidemment. Je veux lui donner une place dans mon film parce qu'on ne peut plus faire sans. Et c'est un défi que de la restituer.

UNE PLACE EN FRANCE est le titre du film, je commence le tournage fin mars et je vais tenir ici un journal de mes repérages puis du filmage.

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