- Tu n’as jamais pensé à voter pour le RN, toi ? Jamais ? Même un peu ?
Machin me regarde avec un sourire un peu complice un peu gourmand.
On dirait qu’il me propose un trait de cocaïne à la fin d’une soirée arrosée, pas un vote raciste, homophobe et dégueulasse alors que je n’ai même pas bu mon troisième café. On est devant l’école, je dépose mes enfants et lui aussi. Complicité matinale un peu précaire. Et d’un coup j’ai envie de lui mettre ma main dans la gueule.
- Bah non, je dis. T’sais, chuis juive…
- Ah… ?
Oui, clairement celle-là il s’y attendait pas.
Le coin est objectivement bouché. Je savoure le bref moment de séchage de l’individu.
Faut dire qu’il n’y a pas grand monde qui se revendique juif à la sortie d’école.
Moi-même, ce n’est pas le premier truc que je dis, je ne le porte pas en étendard.
Mais depuis quelques temps, j’ai furieusement envie de le hurler partout : JE SUIS JUIVE.
Parce que ça semble être un totem d’immunité pour dire ce que j’ai à dire.
Sur la situation en Palestine, sur la gauche française.
Du coup, Machin encaisse. Clairement il ne s’est jamais trop posé la question de ce que ça pourrait vouloir dire : être juif/ juive.
- Mais alors, tu vas voter pour qui ? Parce qu’à gauche ils sont antisémites, quand même.
Au lendemain de l’accord entre les partis de gauches, un député sortant du parti Renaissance particulièrement bête répondait (mal) aux questions (ineptes) d’un journaliste sur France Info. Il s’en sortait pas, ça pataugeait dans tous les sens. Ennui.
Et là le député parle de l’antisémitisme (notoire) de LFI.
Mais enfin, rétorque le journaliste, puisque monsieur Glucksman l'a signé, l’accord ! Il est de confession juive quand même.
Vous le saviez, vous, que Glucksman était de confession juive ?
Oui, certes, j’imagine que ce n’est pas un secret.
N’empêche j’ai eu l’impression d’un « outing » immonde, sous un prétexte bonhomme.
Ça m’a mis très mal à l’aise. J’ai hésité à passer un signalement ARCOM.
J’ai préféré aller me recoucher.
Mais revenons à la proposition rigolarde du parent d’élève.
Je le relance, par curiosité : toi, ça t’a traversé, de voter pour eux ?
- Oui, pour faire chier. Tu vois ?
Non, je vois pas.
Pour faire chier qui, exactement ?
Je pose la question, elle reste en suspens.
Allez, bonne journée quand même. C’est ça, bisou.
« Un spectre hante l’Europe, le spectre de la connerie totale »
Il faudrait réussir à rester intelligent.
Se tenir droit, comme qui dirait.
Je refuse de céder à la connerie. Aux approximations.
Évidemment qu’il faut voter pour le front de gauche.
En tant que juive, en tant que blanche privilégiée qui peut le faire. Parce que plein d’autres ne peuvent pas.
Je repense à ce que Machin avait l’air d’imaginer pouvoir faire avec son vote.
Faire chier.
J’essaie de me mettre à sa place. Celle de quelqu’un qui visiblement a une revanche à prendre mais ne sait pas trop sur qui ou pour quoi.
Gabriel à qui je raconte ça me dit que pour lui on a fait une erreur en insistant pour ne plus moraliser le vote FN. Qu’il n’aurait jamais fallu dire à qui que ce soit que c’est pas si grave que ça de voter pour un parti raciste sous prétexte de rester à l’écoute. Parce que maintenant on ne sait plus quoi répondre à ces personnes qui veulent déféquer dans l’isoloir.
Je pense à mon grand-père, Harold J. Kaplan. Qui était juif, qui le disait.
Et qui disait aussi que de toute façon quand on s’appelle Kaplan on n’a pas le choix, parce que c’est dans le nom. Je me demande ce qu’il penserait lui, de ce qu’il ferait s’il était là, s’il pouvait voter. Sachant qu’il avait passé sa vie entière à se battre contre les racistes de tout poil.
Son truc à lui c’était l’égalité.
Vaste programme.