Samedi, Martine m'a invité à la manif des Gilets Jaunes et j'ai eu envie d'y aller avec une caméra. Les GJ toulousains continuent, tous les samedis, à prendre un peu de temps pour se retrouver, se réunir. Panser ensemble, comme m'a dit Hugo (oui, avec un "a").
C'était beau de marcher avec eux, de les regarder s'écouter. Au fond, cela ressemble à ça une force politique: des gens qui sont heureux de se retrouver et de marcher dans la même direction pendant un temps. Non?
Je n'ai jamais fait un film avec aussi peu d'argent. Enfin, pas un film comme ça, pas un film déjà pré-acheté par France Télévision. On a un tiers du budget qu'on avait prévu et on doit réfléchir à chaque dépense... ça fait travailler les priorités.
La production me lit un message de refus d'une chaîne nationale: "compte tenu du contexte et des débats très pauvres autour de la présidentielle, nous ne croyons pas pertinent de soutenir à ce stade un film autour de la campagne"...
On rigole (jaune) pendant un petit moment, on le relit pour être sûres d'avoir bien compris. Si même la télé s'en fout, de l'élection...
Moi aussi, je m'en fous.
Mais puisque cela va déterminer ma vie et la vie de millions de gens pour les cinq années à venir, je me dis que c'est un événement. Et puisque j'ai la chance de pouvoir le filmer, et de le filmer en excellente compagnie, alors c'est ce que je vais faire. De loin, parce que si on s'en approche trop sa vacuité est flagrante. Mais je veux filmer les effets de ses discours sur les hommes et les femmes qui fréquentent la place du Ravelin, et faire une radioscopie de ce moment en regardant et en donnant à voir celles et ceux qui le vivent, ici. Plus proche des Pyrénées que de Paris.
Je me dis que s'il y a quelque chose que les cinq dernières années nous ont appris, c'est combien les pronostiques sont inutiles. Il se passe quelque chose, il va se passer quelque chose. C'est peut-être notre seule certitude. L'enjeu est d'arriver à en saisir quelques fragments, pour raconter cette tension que je sens, que je crois nous sentons toutes et tous.
Je fais du documentaire, et je pense que je vais continuer à interroger ce qu'est le fait de filmer le réel toute ma vie.
Qu'est ce qui est vrai dans un récit? Jusqu'où a-t-on le droit de mentir quand on raconte des histoires?
Et ces histoires qu'on se raconte, et qui nous fabriquent autant que les événements, est-ce qu'elles sont de la fiction ou du documentaire?
Macron se met en scène dans une websérie (le candidat, qui pourrait prêter à rire mais le coeur n'y est plus). Zelensky était comédien dans une autre série télé, et s'il ne joue plus en ce moment, il est encore entouré de scénaristes, notamment pour l'écriture de ses discours. Le langage de la politique est mâtiné de "mise en scène", de commentaires sur les "séquences", sur les "prestations" en meeting ou sur les plateaux télé. Ces différentes manières de raconter les choses ont toujours existé, mais leur accumulation, tend à rendre tout ce qui est "vu à la télé" (ou sur les lucarnes de nos divers écrans) irréel, évanescent.
Il y avait un homme qui portait une casquette "Make Orwell fiction again" à la manif de samedi, et je me dis que oui, ça ça serait un programme.
En attendant, je vais filmer ce quelque chose qui se passe et que ni moi ni personne ne saurait scénariser à l'avance.