Nadav a été invité par le festival de cinéma de Rome pour des rencontres entre des jeunes cinéastes et des producteurs internationaux. Je l'ai suivi pour quelques jours de vacances dans la ville éternelle à contre courant du reste du pays qui se remettait au travail après un long moment en apnée festive.
Arrivés vendredi 24. Le soir, grand projection de gala du film qui fait un immmmmense tabac en Allemagne: la truffe historique indigeste sur la bande à Baader. A l'entrée du palais des festival, en bordure du tapis rouge que Nadav et moi traversons en courant (on craignait de manquer le début du film), un groupe d'étudiants en colère protestent. On ne peut que être d'accord : ils font remarquer que pendant que le festival reçoit des subversions gigantesques pour ses stars et ses paillettes, les universités de Rome se font rogner leur déjà maigre budget. On passe entre leurs cris, leurs banderoles et leurs poings levés. Devant eux des CRS locaux, qui n'ont pas l'air de rigoler du tout. On doit leur ressembler un peu, aux jeunes manifestants... le soupçonneux service de sécurité nous bloque l'entrée. C'est pour Baader, Ensllin et Meinhof, le film... On ne saura jamais si les policiers comprennent ou non notre blague, mais en voyant nos billets ils nous laissent passer. On apprendra plus tard que pendant qu'on regardait la parodie de révolution sur grand écran les deux groupes en sont venus aux mains.
Le lendemain, visite des sites historiques sur fond de manifestations ouvrières. Je demande à un des hommes qui passe: qui représentez vous? Il popolo, ragazza! vient la réponse hilare. Avanti, alors!
Le soir, c'est dîner buffet prosecco et cocktails, on est les invités du somptueux festival. Les cinéastes et producteurs internationaux interrogent les locaux: mais le fait qu'il soit fasciste votre hôte, vous en faites quoi? Il paraît que c'est le maire de Rome qui invite. Ceux à qui Nadav et moi avons eu l'occasion d'en parler on fait à répétition le geste d'épaule impuissant accompagné du « é! » tristoune qui en romain veut dire quelque chose comme: mais que veux-tu donc qu'on en fasse, eh? Au bout du quatrième, on arrête de demander, ça fiche la trouille, cette onomatopée fataliste.
Le dimanche, énorme manifestation. Tout Rome chante. De la Casa del Cinema on en reçoit les bribes: des hommes et des femmes se promènent dans les parcs de la villa Borgese en portant des drapeaux rouge et tricolores...
Nadav en a fini avec ses rendez-vous... les vrais vacances commencent!
On quitte l'hôtel et on va s'installer chez nos amis, les frères Luca et Diego Governatori, en résidence à la villa Médicis pour l'écriture de leur nouveau scénario. On leur demande de nous raconter ce qu'ils ont découvert de la production cinématographique en Italie, comment ça marche... Ils nous racontent l'arbitraire et le clientélisme, nous narrent des anecdotes qui sont arrivés à des amis à eux (quelqu'un qui pensait avoir le financement pour son projet et se l'est fait retirer quand le gouvernement à changé de bord, par exemple). Dans un climat pareil, pas étonnant que le tout jeune festival de Rome qui n'en est qu'à sa troisième année prenne ses distances avec n'importe quel mouvement de protestation. Alors qu'on aimerait imaginer des ponts entre les mondes de l'art et ceux de la culture et de l'éducation, non?... ça doit donc être ça, le fascisme: inculquer la peur à tout prix et à tout le monde. Quand celle-ci est bien installée, le mal est là, il travaille seul, il occupe tout.
On repartait hier. Avant de reprendre l'avion, un dernier tour dans la ville... En sortant des sublimes jardins de la Villa, on tombe sur une marche d'un million de personnes. Ravis, on se laisse porter jusqu'à la Piazza del Popolo par les étudiants, les enfants et les parents d'élèves venus de l'Italie entière pour protester contre la réforme des écoles et des universités. On pose des questions à tout le monde, on leur dit « bravo! bravissimo! », parce que leur manifestation est magnifique: toute en couleurs et en chansons... Joyeuse, absolument. Jubilatoire, même. Il faut dire que « nous sommes (clap, clap) tous (clap, clap, clap) anti-fascistes! » ou « Germini, va fan culo ! » ou « S'il la justice valait encore quelque chose, Berlusconi serait déjà en tôle! »... c'est encore plus joli en italien... Quand on dit qu'on vient de France, nos interlocuteurs font des grimaces et disent « sarko, sarko »... Nadav me fait remarquer que ma nationalité israélienne n'est pas quelque chose dont je peux me défaire à l'envie et me donne un exercice: dire la phrase: sono israeliani... Un ouvrier solidaire des étudiants soupire, met une de ses grandes mains contre l'autre, entrelace ses doigts noueux et dit: « fascisme, nazisme... stesso, pareil».
Une lycéenne a qui on parle nous raconte que les protestations durent depuis plusieurs semaines et, selon elle, ne sont pas prêtes de s'arrêter: pas de compromis cette fois, on est prêts pour tenir plus longtemps! d'ailleurs, les cours se sont déjà organisés dans la rue, élèves et professeurs investissent les piazzas de Rome pour apprendre et enseigner les maths, les lettres, les langues...
Un vieux monsieur en costume sombre passe devant nous en tenant contre lui un portrait en noir et blanc. Je dis: « Karl Marx! » il sourit, retourne l'affiche et dit avec un accent chantant « Ecco, anche Engels! » et repart. Sur son sac à dos est collé un sticker de Rifondazione, l'un des quatre partis communistes italiens... Le plus grand selon le jeune homme aux yeux bleux qui nous a expliqué les différentes scissions et leurs raisons historiques avec beaucoup d'auto-dérision. Quatre! quand même... Oui, oui... huit pour cent avant les dernières élections. Et aux dernières élections? Deux et demi pour cent... Et il rit en plissant ses yeux bleus. Il est venu de Sardaigne pour la manifestation, il est très content du résultat. Est-ce qu'il pense que ça va changer quelque chose? haussement d'épaule et le « é...»
A contrecoeur on quitte les jardins de la place du Peuple et ses slogans, nos frères préférés nous mettent dans un taxi sous une pluie qui ressemble au déluge...
Le chauffeur qui nous accompagne à l'aéroport s'appelle Enrico, il est chanteur dans un groupe punk anarchiste et a abandonné la politique après la mort de Carlo Giuliani dans une manifestation à laquelle il a participé contre le G8 à Genoa. Tu comprends... après un événement pareil il fallait faire quelque chose... je dis pas quelque chose de violent, mais quelque chose d'actif, quoi... Une vraie action... et quoi? ils ont fait une manifestation pacifiste pour sa mémoire... vous connaissez, les Brigades Rouges? Je ne dis pas qu'ils avaient raison, mais au moins ils savaient se faire entendre...
Je lui dit en rigolant que quand on entend les Italiens parler, on se demande bien qui a voté pour le maire fasciste... sans parler du premier ministre... Et lui, pour qui il a voté? Je ne vote pas... Je t'ai dit que j'ai arrêté la politique après Genoa... voter, c'est participer à cette blague, je veux pas.
Dans la file d'attente pour le check-in de ELAL, des étudiants israéliens se racontent leurs manifestations romaines et parlent de mouvements de protestations des étudiants en Israël qui ont repris cette semaine dans les universités, entre autres celle de Tel-Aviv et Beer Sheva... Ils discutent sur les différences entre les demandes estudiantines italiennes et israéliennes... Mais, quand même, dit l'un d'eux, les choses sont plus simples baHaaretz, au pays... non?