Si l’on s’en tient à la propagande gouvernementale et patronale, la formation par apprentissage est “le tremplin, l’excellence, l’eldorado et la voie royale” pour trouver un emploi. Excusez du peu ! Les cocoricos déferlent : “L’apprentissage a battu un nouveau record en 2022. Il a franchi la barre des 800.000 nouveaux contrats.” (Les Échos); “Dans les grandes écoles, le nombre d’alternants explose” (Le Figaro); “Nous avons libéré la création des CFA, confié la responsabilité du pilotage aux branches et permis à plus de 1 million de jeunes de trouver un emploi durable plus rapide grâce à une formation de qualité.”(Carole Grandjean). Dans le même temps, le nombre de Centres de Formation d’Apprentis (CFA) a lui aussi explosé : 3123 CFA en 2022, soit 332 de plus comparé à l’année précédente. Et 2200 de plus qu’en 2017 !! Si la France manque grandement d’enseignants en écoles publiques, elle semble ne pas manquer de formateurs en centres de formation privés. Sont-ils tous formés pour enseigner à des adolescents et jeunes adultes ?? C’est une autre question...que personne ne pose !
1 million de jeunes ont trouvé un emploi durable !!! Remettre en cause cette réussite macronnienne apparaît donc comme un crime de lèse-majesté, une nouvelle malveillance de pisse-froid ou de gaucho amer ! Et si l’honnêteté l’emportait pour une fois dans ce monde où les thuriféraires n’ont de cesse de nous assommer d’éléments de langage et de vérités qui n’en sont pas si l’on gratte quelque peu ? Alors, grattons !
Commençons par le nombre d’apprentis. Tous les ans, en janvier, les médias coqueriquent sur le nombre de nouveaux contrats d’apprentissage : “Sur l’ensemble de l’année 2022, 835.000 contrats ont commencé”. Cest la publication officielle du ministère du travail ! Et les médias le relaient sans aucune analyse. Sauf qu’en réalité, il n’y a eu cette année-là que 613.500 nouveaux apprentis (Centre Inffo). Mazette : une différence de 221.500 entre les nouveaux contrats et les nouveaux entrants ! Alors où est le lézard ? Dans le mensonge par omission ! En effet, plus de 30 % des contrats sont rompus chaque année, souvent dans les 45 premiers jours, période pendant laquelle l’employeur peut se séparer de son apprenti sans avoir à fournir de motif précis. Un certain nombre d’apprentis débauchés retrouvent alors un autre contrat dans les 6 mois. Ainsi, un apprenti peut facilement équivaloir à 2 voire 3 contrats dans l’année !! De nombreux contrats mais beaucoup moins d’apprentis physiques ! L’entourloupe fonctionne, le bon peuple n’y voit que du feu et la propagande peut déferler !
Pour ne pas gâcher l’excellence, il y a les mensonges par omission sur le nombre d’apprentis mais aussi sur le nombre de maîtres d’apprentissage ou tuteurs. Pourtant, la règlementation est fort claire : “L'arrivée d'un alternant dans l'entreprise nécessite la désignation par l'employeur d'un tuteur ou maître d'apprentissage en fonction du contrat choisi qui accompagnera l'alternant dans sa formation pratique et théorique.” Mais pour le patronat, la loi ne s’applique que s’il y consent :"Alors que le tuteur en entreprise est une obligation légale, 27 % des apprentis n'en bénéficient pas. Pire au niveau CAP (NDLR : apprentis mineurs pour la plupart), 38% des apprentis se retrouvent sans tuteur" (L’Etudiant) Et tant qu’on y est, enfonçons le clou : “72 % des patrons ne proposent pas de formation spécifique à leurs tuteurs.” (Enquête BVA)
Résumons : le gouvernement subventionne par milliards un système de formation dans lequel des dizaines de jeunes n’ont pas de tuteurs pour les accompagner quand ils sont en entreprises ! Effarant. Et ce qui doit arriver arrive : plus de 15000 accidents du travail concernent chaque année les apprentis, entraînant la mort d’une quinzaine d’entre-eux, dont une majorité de mineurs ! L’eldorado comme ils disent. Mais pour les enfants des autres !!
Continuons dans l’insupportable. Comment se fait-il que plus de 4 millions d’apprentis aient été “formés” entre 2017 et 2023 et que le patronat - celui qui est censé les embaucher pour les former - ne cesse de geindre qu’il manque de main d’œuvre qualifiée ? Les exemples pleuvent : “Sur le long chemin de la réindustrialisation, la France se heurte à un obstacle majeur : le manque de main-d’œuvre. Les difficultés de recrutement pénalisent toujours plus de trois entreprises sur quatre” (Le Monde); “Entreprises cherchent soudeurs désespérément” (Les Echos); “Quand la pénurie de main d’œuvre sur les chantiers freine la rénovation énergétique.” (Les Echos). L’état déverse donc des milliards d’euros sur les employeurs pour l’embauche d’apprentis sans que cela permette de pallier au manque de main d’œuvre qualifiée !! A quel moment nous prend-on pour des imbéciles ?
Une des réponses se trouve dans le recrutement des dits apprentis. En 2017, quelque temps avant la libéralisation totale du marché de la formation professionnelle, 21,8 % des apprentis étaient dans le secteur industriel, 16 % dans la construction et 58,6 % dans le secteur tertiaire (3,6 % dans le secteur agricole). En 2022, après que le Président Macron ait déversé près de 50 milliards sur cette formation patronale - en particulier sous forme de primes à l’embauche rendant les apprentis gratuits la 1ère année - il n’y a plus que 14 % d’apprentis dans l’industrie et 11 % dans la construction. La chute est vertigineuse. La réindustrialisation du pays voulue par le Président est donc bien mal engagée ! Encore des éléments de langage...Par contre, tout va bien dans le secteur des services, celui qui ne coûte rien ou presque en investissement : + 14, 4 % !!
L’open bar des primes et de l’argent facile fonctionne donc parfaitement...pour les employeurs et les centres de formation. Un puits sans fonds. L’eldorado, il est là ! Et nombreux sont ceux qui en sont devenus accrocs, y compris les multi-milliardaires patrons des multinationales ! Les médias, quand ils se donnent la peine de gratter, en ont moultes fois fait état : “Enseignement supérieur : les milliards dévoyés de l’apprentissage. Libéralisée par Macron en 2018, la formation en alternance a coûté 11,3 milliards d’euros à l’Etat en 2021. Un argent public distribué sans stratégie ni contrôle qui profite en grande partie à des fonds d’investissement, parfois au détriment des apprentis.” (Libération); “Apprentissage : faut-il mettre fin à l’open bar des aides pour les entreprises ? Totem pour le gouvernement, les aides à l’apprentissage ne ciblent plus les jeunes qui en ont le plus besoin mais permettent aux entreprises d’être largement subventionnées” (Alternatives économiques). Les Chambres de Métiers et de l’Artisanat, réseau traditionnel de l’apprentissage, s’inquiètent elles-aussi de cette gabegie : “Les CMA dénoncent une grosse maladresse – euphémisme ! – dans la gestion des fonds de certains CFA. Ainsi, selon les chiffres 2022 de France compétences, cités par CMA France dans son communiqué, ce ne sont pas moins de 32,5 % des excédents de CFA en sociétés commerciales qui auraient été reversés à des actionnaires sous la forme de dividendes.” (Info Social RH). Voilà donc à quoi servent les milliards d’argent public que l’État déverse sur l’apprentissage : à engraisser des margoulins ! Pour une réussite, c’est une réussite, mais pas vraiment pour ceux auxquels nos concitoyens pensent !!
Avec l’apprentissage, on n’a jamais fini de parler de ses dégâts collatéraux ! Il en est un particulièrement pervers : la chute de la productivité ! D’au moins deux points : “L’essor de l’apprentissage tire vers le bas la productivité du travail par tête.” (aef info); “Un tiers des 1,2 million d'emplois salariés créés depuis 2019 l'ont été dans l'apprentissage, ce qui permettrait d'expliquer environ deux points de perte de productivité." (Rexecode). En effet, de nombreux entrepreneurs ont privilégié le recrutement d’apprentis gratuits au détriment de salariés qualifiés en CDD/CDI ! Pour en reprendre d’autres dès que la prime cesse de tomber ! Sur l’étal du marché, les employeurs se servent en apprentis gratuits, usant et abusant de ce que l’état leur paie, sans contrôle ni contrepartie ! Et c’est le pays qui casque !
Reste l’insertion, me direz-vous. Dans ce domaine, la formation par apprentissage est imbattable, n’est-ce pas. Tout le monde nous le serine, du gouvernement au Medef. “Impossible” de le contester, les chiffres officiels sont éloquents : “Parmi les apprentis de niveau CAP à BTS sortant d’études en 2020, 73 % occupent un emploi salarié dans le secteur privé deux ans plus tard, en juillet 2022.” (Dares) Sauf que, dans la réalité, c’est encore un gros mensonge par omission. Si l’on tient compte des ruptures de contrats, des abandons définitifs et des échecs aux examens, c’est à peine 50 % des entrants qui sortent avec l’examen en poche !! 73 % de 50 %, c’est déjà nettement moins vendeur !! Mais soyons honnêtes, l’emploi des jeunes s’est bien amélioré entre 2017 et 2022 : 742.800 demandeurs d’emploi (ABC) de moins de 25 ans en mai 2017, 629.000 en décembre 22. Voilà une réussite, certes sous l’effet des primes et d’aides diverses !! Mais les effets d’aubaine ne peuvent masquer la dure réalité : dès que l’économie coince (crise, forte inflation), l’insertion des jeunes se dégonfle comme ballon de beaudruche : plus 3,5 % de jeunes demandeurs d’emploi en cette fin 2023 par rapport à fin 2022. La courbe du chômage ne cesse de grimper. La France navigue d’ailleurs dans les bas-fonds de l’emploi des jeunes en Europe ! 50 milliards d’argent public en 5 ans...pour se rapprocher du nombre de jeunes chômeurs en 2017 !!!
Propagande mensongère, effet d’aubaine, formation minimaliste, jeunes triés et exploités, gabegie d’argent public, illusion économique, chômage des jeunes qui repart à la hausse...la formation des jeunes par l’apprentissage est un leurre dévastateur ! En accordant la priorité à l’employabilité et à la rentabilité immédiates, elle détruit tout ce que des humanistes du XXème siècle avaient construit avec l’enseignement professionnel sous statut scolaire (LP et EREA) afin de former, “de façon méthodique et complète, l’homme, le travailleur et le citoyen” ! Aujourd’hui, peu nombreux sont ceux qui s’en inquiètent. Mais je persiste et je signe : quand les vapeurs des “drogues” se seront dissipées, on va découvrir les lourdes conséquences que cela aura eu sur l’avenir de nos enfants et celui de notre société !
Christian Sauce
L’exemple le plus frappant de l’illusion de l’apprentissage pour trouver un emploi est celui de la boulangerie-pâtisserie : chaque année, plus de 31000 apprentis sont embauchés dans les 39000 boulangeries de France. Un record ! Résultat : “ En 2021, il manque 9000 boulangers” (Ouest-France); “2022 commence très mal : en boulangerie-pâtisserie, 21000 postes sont à pourvoir” (Le Figaro); “La pénurie de main d’œuvre qualifiée va encore s’amplifier en 2023” (Le monde des boulangers). La question qui se pose : que sont devenus ces dizaines de milliers d’apprentis boulangers “formés” les années précédentes ???