Les enfants qui travaillent, il y en a partout autour de nous mais on ne les voit pas.
On sait tous que ça existe, on ne veut juste pas le voir parce que ça arrange la société, parce que c'est une main d'œuvre pas chère, parce qu'un enfant ça ne proteste pas, ça fait ce qu'on lui dit de faire. C'est en ça que nous sommes tous des Thénardier… En France, l'apprentissage se transforme un peu en permis d'exploiter. En Allemagne, l’apprentissage est bien plus surveillé. Les enfants ne sont pas de la main-d’œuvre à bas coût, corvéable à merci tandis que chez nous, il n’y a pas assez de contrôles. Aucune statistique ne traite du travail des enfants.
Cécile Allegra, interrogée en 2016 par Marie-Claire, Elle et Europe 1 à propos de son ouvrage Le salaire des enfants- Une enfance au travail en Europe Le scandale ignoré, n’y va pas par 4 chemins. Elle est une des rares journalistes et scénaristes à s’être préoccupé du travail des enfants en Europe. Car c’est un sujet tabou par excellence, camouflé derrière les éléments de langage traditionnels : « Oh, à 13, 14 ans, ça forge le caractère…Il faut bien que le métier rentre…L’apprentissage c’est bon pour les enfants qui n’aiment pas l’école. »
Ainsi, de nombreux adultes se donnent bonne conscience en trouvant des excuses à l’inexcusable. Surtout quand il s’agit de faire travailler les enfants des autres ! Pour l’OIT, le travail des enfants est celui qui est accompli entre 5 et 17 ans. Il s’agit « d’un travail qui est mentalement, physiquement, socialement ou moralement dangereux et nocif pour les enfants et (ou) qui interfère avec leur scolarité en les privant de la possibilité d'aller à l'école ; les oblige à quitter l'école prématurément; ou les oblige à essayer de combiner la fréquentation scolaire avec un travail excessivement long et lourd. » La définition, particulièrement forte, surtout dans sa première partie, pose clairement le cadre de la réflexion.
C’est pourquoi cette analyse porte sur la formation de nos enfants en relation avec un travail de production, et non sur le travail des mineurs hors tout système de formation. Dès l’âge de 14 ans, le problème se pose dans les Maisons Familiales et Rurales (MFR) dépendant du Ministère de l’agriculture. 46000 jeunes y sont scolarisés en formation par alternance, dont 15000 en 4ème/3ème (14-16 ans). L’élève - et non pas l’apprenti - a des périodes de formation appelées pudiquement « stages d’orientation» ! C’est là que tout se complique : le « stagiaire » de 4ème ou de 3ème passe 16 semaines en MFR et 20 semaines en entreprises, en milieu agricole, dans l’artisanat, dans le secteur des services à domicile, les EPHAD, les crèches, mais aussi les collectivités, la restauration, le commerce…Il « découvre » les métiers pendant 35 heures par semaine (30 h pour les moins de 15 ans), soit 640 heures par an pour un salaire de….0 € !!! Qui peut penser qu’il ne travaille pas pour être quelque peu rentable ? Comme en témoignent les sénateurs dans un rapport de 2014, c’est une réalité : « Le stage constitue d'abord un outil pédagogique qui s'inscrit dans un cursus de formation ; le rapporteur déplore les dérives nombreuses qui sont constatées quotidiennement et qui tendent à faire du stagiaire un salarié à part entière, sauf en ce qui concerne la rémunération. » !!
Et bien sûr, des drames surviennent ! « Un jeune de 15 ans, scolarisé en MFR, meurt dans un accident au cours d’un stage de professionnalisation dans une ferme. » (Le Bien Public, 20/11/2021) « Le patron de la société et un adolescent de seize ans qui était en stage en alternance, dans le cadre de sa formation à la MFR, étaient occupés à réparer le vérin d'une remorque, un porte-engin destiné à transporter une pelleteuse. Le premier tenait la rampe de chargement, d'un poids proche des 300 kilos, et le jeune garçon était chargé de mettre en place le vérin. Comme ils n'y arrivaient pas, ils avaient échangé les rôles, mais l'adolescent n'avait pu contenir la rampe, venue le percuter au niveau de la tête. Gravement blessé, il sombre dans le coma et décède des suites de l’accident. ». (Le Progrès, 24/12/2009)
Après les stagiaires de MFR, les élèves des écoles de production! C’est le concept à la mode, très largement subventionné par Total Energies : « Les écoles de production proposent à des jeunes de 15 à 18 ans des formations qualifiantes et insérantes basées sur une pédagogie du faire pour apprendre. On y apprend un métier en fabriquant des produits ou en proposant des services, pour répondre à de réelles commandes clients. » Au-delà des belles paroles de la propagande, ce sont des « écoles » privées d’enseignement professionnel, en lien très étroit avec les branches professionnelles, où les jeunes passent deux-tiers du temps en ateliers de production pour répondre aux commandes d’entreprises ou de particuliers ! Salaire : 0 € pour 1435 heures de production par an !!! Vous avez bien lu : 0 € ! Et l’état en raffole tellement qu’il compte verser encore plus d’argent public pour en doubler le nombre d’ici 2023 ! C’est le nec plus ultra du libéralisme : la main d’œuvre gratuite ! Cerise sur le gâteau : les familles doivent débourser en moyenne 800 € pour y inscrire leurs gamins !
Enfin, le travail des apprentis mineurs. Pour le moment, ce n’est qu’à la fin d’un cursus scolaire complet jusqu’en troisième qu’il est possible de postuler pour un apprentissage. Je dis bien pour le moment, car de nombreux candidats qui se présentent à l’élection présidentielle n’ont qu’un mot à la bouche : l’apprentissage dès 14 ans ! Donc de 15 à 17 ans révolus, notre apprenti mineur travaille 8 h par jour, 35 h/semaine, entre 6 h et 22 h. En théorie ! En pratique, il y a de multiples dérogations pour le travail de nuit dans la boulangerie, la restauration et le spectacle, le travail du dimanche dans tous les commerces et la restauration, les heures supplémentaires dans la limite de 5 heures…Tout cela pour un salaire brut (hors HS) de 433 € en première année et de 625 € la deuxième année. Soit 4,11 € ou 5,98 € de l’heure !!! Pourquoi embaucher de jeunes adultes en CDI quand les salaires sont si bas et qu’en plus l’état vous les rembourse ? Sans aucun contrôle ni contrepartie !
Voilà donc l’excellence et la voie royale de la formation en France, pour les enfants des classes populaires. Et ne parlons pas des milliers d’accidents et des conditions de travail souvent insupportables. Sous couvert de mirifiques éléments de langage, on exploite bel et bien en France le travail des enfants. Et n’oublions jamais que ce travail rapporte deux fois de l’argent aux employeurs : en primes d’état et en productivité du dit apprenti, même diminuée par rapport à un employé à temps plein ! Ce dont personne ne parle !! Enfin, comme c’est l’excellence qui dégouline, on incite fortement nos jeunes à quitter le système scolaire pour rejoindre cet eldorado ! Toujours les éléments de langage du libéralisme !
Tout cela dans un contexte de maltraitance de l’école de la République, en particulier de l’enseignement professionnel sous statut scolaire en Segpa, EREA et Lycées Professionnels. Ce dernier ne cesse de perdre des moyens et des effectifs au profit de la « formation » en apprentissage ou en écoles de production. Alors que c’est un des maillons essentiels du système éducatif français ! En France, en 2022, le gouvernement dit vouloir renforcer sa lutte contre le travail des enfants… dans le monde ! Mais près de 150.000 jeunes travaillent soit gratuitement soit pour un maigre salaire ! Dans un silence assourdissant, voire même sous les applaudissements du système politique et médiatique. Est-ce acceptable ?
Christian Sauce