« Oh ça va, votre situation s’est améliorée quand même »
Cette phrase je l’ai entendue si souvent… Et je suis persuadée que je ne suis pas la seule. Tout y est insupportable : la minimisation, l’ironie, la lassitude, car elle s’accompagne souvent d’un soupir. Mais plus que tout, ce qui est horripilant, c’est que cette affirmation est une véritable insulte à l’intelligence.
Allez, quelques chiffres, encore et toujours, même si au final cela ne sert à rien. Et si c’est inexact à 1% ou 2% près, je nous invite à éviter des rectifications comptables qui ne font que cacher la forêt. Ne serait-ce d’ailleurs pas l’objectif?
Les hommes gagnent en moyenne (pour le même type de travail et de profil) 19,2 % de plus que les femmes.
Les femmes touchent en moyenne 1 007 euros bruts par mois de pension de retraite contre 1 660 euros pour les hommes.
Chaque jour, les femmes consacrent aux tâches ménagères environ 1 h 30 de plus que les hommes.
Parmi les expert·es invité·es à commenter l’actualité dans les médias, la part des femmes est de 20 %.
1 femme sur 10 est victime de violence au sein du couple. 81 % des morts au sein de couples sont des femmes.
94 000 femmes sont victimes de viol ou de tentative de viol chaque année.
En France, 80 % des femmes sont confrontées au sexisme au travail. 1 féminicide a lieu tous les 3 jours.
40 % des femmes disent avoir renoncé à fréquenter certains lieux publics après avoir été victimes ou témoins de violences sexistes.
100 % des femmes sont harcelées dans les transports en commun.
Le contrôle des corps
Je ne souhaite pas être exhaustive dans ce billet, juste rappeler quelques grands phénomènes qui régissent ce sexisme mortifère et prégnant interrogé, officiellement et en grandes pompes, une journée par an. Et non, ce n’est pas « mieux que rien », une journée.
Parmi ces méthodes spécifiques de l’oppression, il y a le contrôle des corps. Et son plus efficace exécutant lorsqu’il s’agit des femmes : le féminicide.
Ce terme, apparu dans les années 1970, peut être défini comme le meurtre de femmes ou de filles en raison de leur sexe. Il est aujourd’hui utilisé par différentes instances politiques internationales, permettant de reconnaître les spécificités des violences de genre, définies par la Convention d’Istanbul. L’Organisation mondiale de la santé (OMS), qui utilise ce terme depuis 2012, identifie quatre types de féminicides :
1. le féminicide intime, commis par le conjoint ou l’ex- conjoint de la victime. Selon une étude citée par l’OMS, plus de 35 % des femmes tuées dans le monde le seraient par leur partenaire, contre 5 % pour les hommes ;
2. les crimes d’honneur, lorsqu’une femme accusée d’avoir transgressé les lois morales ou les traditions est tuée pour protéger la réputation de sa famille ;
3. le féminicide lié à la dot, lorsque des jeunes femmes sont tuées par leur belle-famille pour avoir apporté, lors du mariage, une somme d’argent jugée insuffisante ;
4. le féminicide non intime, visant explicitement des femmes et pouvant impliquer des agressions sexuelles.
Mais d’autres séides font aussi un remarquable travail de destruction et d’objectification. Les injonctions liées à l’apparence, à la façon de s’habiller, à la façon de vieillir, d’enfanter ou pas (ah le réarmement démographique).
Ce corps féminin jugé, évalué, dénigré dès le plus jeune âge.
À disposition, au service.
En libre service.
La rengaine du « féminisme qui en fait trop »
Alors oui, des êtres humains qui souffrent peuvent, à un moment, commencer à s’exprimer. A hurler leur douleur et leur colère. A éructer cette rage accumulée depuis des siècles.
Comme c’est gênant, comme c’est bruyant, comme c’est désagréable toutes ces revendications pour obtenir des droits, du respect, de la sécurité, de la reconnaissance au sein d’un récit qui les place dans une position d’oppression systémique! On a toujours fait comme ça!
Sans blague, c’était plus calme avant. Plus facile quand les oppressé.e.s se taisaient. Maintenant qu’il y a de l’expression, ce confort douillet risque d’exploser. Alors il faudrait « se tenir », « dire les choses gentiment » « ne pas desservir la cause ».
- Ton bras vient d’être arraché, est-ce que tu pourrais murmurer ta douleur s’il te plait parce que c’est insupportable à entendre!
Oui c’est insupportable, non pas à entendre, mais à constater. A comprendre que nous vivons au quotidien sur un champ de bataille impitoyable où des milliers d’êtres vivants meurent, écrasés, humiliés, soumis à une loi de domination et de prédation légitimée en permanence.
Oui, quand les êtres souffrent, ils crient.
Et oui, leur demander de « la baisser », c’est se satisfaire en toute impunité de leur souffrance.
Un dernier pour la route, ce bon vieux #Notallmen
Quand un homme entend des propos génériques sur « les hommes » et qu’il le prend personnellement et s’en défend, il s’arrête à son niveau personnel et bloque irrémédiablement les mécanismes de transformation. Il fait de son cas particulier le sujet principal, alors que le sujet est systémique et historique. En bloquant l’échange à ce niveau, il contribue à entretenir le système tel qu’il est.
C’est la parade ultime.
Rappelez vous, celle utilisée par le membre du Congrès américain Ted Yoho, qui, après avoir traité Alexandria Ocasio-Cortez de fucking bitch (« grosse salope »), s’était excusé en disant qu’il était marié et qu’il avait deux filles... Là aussi, le blocage est total (je salue ici l’excellente clarification d’AOC, qui a pris le temps d’expliquer qu’en la traitant ainsi, Ted Yoho donnait l’autorisation à tous les hommes de faire de même avec sa femme et ses filles).
Alors si en tant qu’homme tu considères que tu ne te comportes pas comme ça, tant mieux ! Dans ce cas, est-ce utile de le crier sur tous les toits en prenant ainsi le risque de renforcer le système ?
Oui mais si on remplace le patriarcat par le matriarcat ?
Si un autre système de domination vient remplacer un système de domination, on n’est toujours pas sorti de l’auberge. Surtout que nous avons tendance, en tant qu’être humain, à imaginer uniquement ce que l’on fait soit même. Donc cette peur du matriarcat est une preuve, de plus, de l’existence du patriarcat.
Cela signifierait qu’il est impossible de s’organiser autrement qu’autour d’un mécanisme de privilèges et d’oppressions. Comme si c’était une fatalité. Pourtant, il existe d’autres façons de faire société qui nécessitent de l’écoute, de l’équité, du rééquilibrage, de la reconnaissance des souffrances, de la prise de responsabilités. Ah oui… il y a du travail.
Mais à l’heure actuelle, face aux réactions systématiques de défense agressives, face à l’intensification des souffrance et du mépris, nous prenons le risque majeur de voir les personnes oppressées, animées par la frustration, la colère, l’épuisement, choisir le seul modèle accessible immédiatement : celui de la vengeance, du renversement et à nouveau de l’oppression.
Et je ne saurais mieux conclure qu’en citant James Baldwin : « Ceux qui refusent de regarder la réalité appellent leur propre destruction. »