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Billet de blog 8 avril 2020

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Le virus du « je l’avais bien dit » pourrait aussi faire des dégâts

Depuis quelques jours, de multiples voix s’élèvent sur le thème du « je le savais… je l’avais bien dit… si vous m’aviez écouté… etc. ». La vidéo du colapsologue Yves Cochet, lisant un extrait de son livre face caméra, m’a donné envie de réagir.

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Plutôt que de vous dire que vous me faites c***, je vais voir ce qu’il se passe pour moi

Quand j’entends ce fameux « je l’avais bien dit… vous n’aviez qu’à écouter… etc. », je suis traversée par une multitude de sentiments. Je suis agacée, en colère, et je sens les énergies du jugement et du reproche pointer leur nez dans mon esprit agité (comme par exemple : « On dirait que ça vous fait plaisir, tout ce malheur, parce que le principal, c’est que vous aviez raison » ou « Lorsque vous étiez aux affaires, vous auriez pu faire mieux et nous éviter la catastrophe » ou « Tout le monde n’a pas les moyens d’avoir sa propre maison autonome, c’est indécent » etc.). Alors comme j’ai envie de contribuer à la connexion plutôt qu’à l’habituelle bataille d’opinions et de confrontations, je vais tenter de faire le tri et de voir ce qu’il se passe pour moi. Parce que si je reste à cet endroit, il ne se passe rien, et je reste avec mon indignation et ma colère sans me donner la moindre chance de les transformer en matière « active ».

Être heureux ou avoir raison

Être heureux ou avoir raison, c’est bien l’un des rares endroits où le ET de l’inclusion n’a pas les moyens de s’ancrer. Quand je veux avoir raison, que je consacre toutes mes ressources à me « battre » pour que ma pensée, mes opinions, ma façon de vivre et d’être prévalent, je n’ai aucune place en moi pour accueillir l’autre. Et l’autre, s’il ne partage pas mon point de vue, devient rapidement un ennemi. Une personne que je veux changer, transformer, soumettre ou faire disparaître. Une personne à qui je n’ai de cesse de montrer qu’elle a tort, qu’elle se trompe. Une personne que je ne cesse d’évaluer, de diminuer. Et qu’à aucun moment, bien évidemment, je n’écoute. Si ce n’est pour lui montrer ses « erreurs ». Peu de chances, dans ces conditions, que le bien-être s’invite.

Dire en cette période si particulière « je l’avais bien dit », alors que nous sommes traversé·e·s toutes et tous par des vagues de peur, d’angoisse, de colère, c’est contribuer grassement à ce système mortifère de la séparation, de la comparaison et de l’évaluation. Et là, je vois que la colère que je ressens est chauffée à blanc par mes besoins affamés d’évolution (oh oui ! faire autrement dans ces moment de mutation, comme j’aimerais… ) et de douceur (quand j’ai déjà mal, je n’ai pas envie de mettre du sel sur ma plaie).

Espérer le pire pour continuer à avoir raison ?

Je me rappelle comme si c’était hier de cette marée noire en 2019 dans le golfe du Mexique. À l’époque, j’étais très impliquée dans les problématiques environnementales. Et cette catastrophe était tout à fait prévisible. Les conditions de forage du pétrole à cet endroit étaient aberrantes. Lorsque le pire est arrivé, j’ai bien senti grésiller en moi cette étrange joie : « Eh ben voilà ! On n’arrête pas de le dire sur tous les tons, on prend même des risques pour tirer la sonnette d’alarme. Faut pas s’étonner, maintenant… » J’en garde encore un goût amer. C’était comme si la catastrophe était la seule façon de prouver que je ne racontais pas n’importe quoi, comme si c’était elle qui avait la capacité de nourrir mon estime de moi-même. J’en frémis encore…

C’est bien ce goût-là que je sens à nouveau quand j’entends « je l’avais bien dit ». C’est le pire qui permet d’avoir raison, c’est la catastrophe qui permet de faire gonfler la poitrine de cette partie de l’ego qui veut imposer son point de vue, c’est la mort qui permet de nourrir l’affirmation de soi. Et là, je sens que j’ai peur. Ma confiance n’est pas nourrie quand mon interlocuteur s’exprime de cet endroit.

Quand je dis « j’ai raison », je ne suis pas capable d’entendre autre chose

Il se peut que nous trouvions d’autres solutions que celles évoquées par celles et ceux qui « l’avaient bien dit ». Lorsqu’il est si important de rappeler à tue-tête que « j’ai raison depuis toujours », c’est-à-dire que « je sais », cela n’est-il pas un frein à une sortie de crise différente de celles envisagées par les tenants de ce « savoir » ? La couverture du Parisien du 5 avril sur le monde d’après qui n’invite aucune autre voix que celle des prophètes tenants du récit dominant me fait craindre le pire… Et là, je vois bien que je suis triste et que j’ai peur car, une fois encore, mon besoin de confiance est mis à mal et mon besoin de collaboration se pose de très sérieuses questions quant à la possibilité d’entendre d’autres voix.

« Prends-moi en considération »

Dire à quelqu’un « je te l’avais bien dit » quand cette personne, pour mille raisons qui lui sont personnelles (de conditionnement, d’éducation, d’accès aux ressources, de santé, etc.), ne peut pas appréhender ou comprendre la situation de la même manière que moi constitue un danger très grave pour l’intégrité psychique de cette personne. Toutes ses stratégies de défense vont l’amener à ne pas écouter (pour se protéger), à ne pas prendre avec elle (pour elle) ce qui est proposé, même si cela fait sens, même si cela peut lui être bénéfique.
Cette demande « prends-moi en considération » est tellement vitale que si elle se sent menacée, elle ne trouve souvent comme échappatoire que le refus systématique. J’ai la croyance que ce n’est pas en disant « je le savais, je te l’avais dit, maintenant écoute-moi » que nous écrirons ensemble un autre récit, celui où nous avons la confiance en nos capacités particulières, où nous ouvrons le champ aux points de vue divergents.
Le fameux « jour d’après » commence sérieusement à ressembler à celui d’avant, non ? Si j’écris ça, c’est que mes besoins de confiance, de collaboration, de douceur, d’évolution ne sont pas nourris, ma vitalité baisse et je me sens moins en capacité de contribuer…

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