Agir pour l’autre alors qu’il ne m’a rien demandé
« Restez chez vous ! Nous, on le fait alors qu’on ne risque rien, et c’est pour vous qu’on le fait ! Bandes de [insulte, jugement, dévalorisation, etc. au choix] ! »
Cette notion de risque et de responsabilité est indiscutable et, pourtant, il suffit de faire un tour sur les Instagram, Facebook et autres réseaux sociaux pour constater que les marchés et les parcs restaient bondés ces derniers jours.
Le message parle effectivement de prendre soin des plus vulnérables (et de soi-même). Cependant, cette façon moralisatrice et culpabilisante de l’amener coupe le lien. En prononçant cette phrase, je juge que les personnes en face de moi sont incapables de prendre soin. Et qu’est-ce que j’en sais réellement ? Rien, strictement rien. Ce jugement à l’emporte-pièce, très négatif, constitue une violence et, de facto, un premier handicap de taille pour entrer en connexion.
En quelques mots à peine, je balance sans retenue une bonne grosse dose de culpabilisation et de jugement qui entraîne irrémédiablement de la honte. Culpabilité, honte : les meilleures amies de la violence. Violence faite à moi-même (quand j’ai honte et que je me sens coupable, je me dévalorise, je me rabaisse), violence faite à l’autre (c’est tellement insupportable que, quel que soit le message, je veux qu’il s’arrête, qu’il disparaisse, et son messager avec). Impossible alors de rentrer en lien et de trouver un terrain pour collaborer.
Je peux pourtant continuer à parler de cet engagement si important pour moi. En disant : « Je reste confinée chez moi pour protéger mes proches, ainsi que celles et ceux qui sont vulnérables. Je le fais parce que c’est important pour moi d’agir pour ne pas propager la maladie et engorger encore plus les services de santé qui sont au bord de l’implosion », je prends la responsabilité pleine et entière de mon acte. Je donne à voir ce qui est important pour moi et je n’attends rien en particulier de mon interlocuteur, puisque l’acte même que je pose est suffisant à cet instant.
Ni bien ni mal, j’entre en contact avec l’autre sur la base d’une proposition qu’il est libre d’explorer avec moi ou non. S’il ne le fait pas immédiatement, c’est qu’il n’en a pas les moyens pour le moment. Je sais cependant qu’en n’ayant pas invoqué la culpabilité et la honte, je me suis donné plus de chances de le rencontrer, peut-être un autre jour, ailleurs et différemment. Vous pourrez me dire : « Mais il y a urgence ! C’est bien gentil, cette histoire de connexion. En attendant, des gens meurent. » C’est vrai. Et en continuant à accuser, culpabiliser et insulter, il y a aussi des gens qui continuent à mourir, et aucune solution n’est réellement trouvée.
Mon cerveau n’est pas forcément solidaire
Mon cerveau, au service de ma vie, de mon confort, de mon bien-être, aurait tendance à préférer le plaisir, et le plaisir le plus immédiat possible. Si on me donne le choix entre 10 euros aujourd’hui ou 20 euros dans 3 semaines, il y a des chances pour que le Carpe Diem me fasse choisir le court terme.
Je peux me sentir concernée par la situation sanitaire et ressentir de l’inquiétude à cause du Covid-19 et aller pique-niquer dans un parc parce qu’il fait enfin beau. Ce plaisir immédiat de la détente, auquel il m’est si simple d’accéder (soutenue par la conviction que ce n’est pas mon « petit moment dehors » qui va changer la face du monde), a un effet puissant sur mon cerveau, qui s’arrange pour m’éviter de voir le lien entre mon pique-nique et les dizaines de milliers de morts.
La récompense de ce plaisir immédiat, c’est le neurotransmetteur « dopamine ». Cette dopamine me procure une sensation de plaisir bénéfique au développement de mes facultés physiques et psychiques. En favorisant l’ouverture aux autres, les jeux, les activités créatives, la connaissance, la quête de partenaires sexuels, elle accroît également l’estime de soi. Ce mécanisme provoque un renforcement positif, qui engendre la mémorisation de l’action ou de la personne responsable de cette récompense. Mon système limbique me motive alors à reproduire l’expérience pour en obtenir une nouvelle. La tyrannie du plaisir immédiat d’un pique-nique dans un parc est redoutable.
Le psychanalyste Erich Fromm propose une distinction entre les « plaisirs primaires » et les « plaisirs secondaires ». Prendre des décisions radicales pour vivre de la cohérence en changeant de mode de vie, en réorientant mon activité professionnelle, en expérimentant de nouvelles pratiques, en me formant pour acquérir de nouvelles compétences, en me confinant et en changeant radicalement mon quotidien… tout cela nécessite du temps, des efforts, du développement personnel. Quand je vais vers l’autre en ayant conscience de cette complexité, en me rappelant ce que j’ai pu traverser, en intégrant que nous avons toutes et tous accès de façon différenciée à ces ressources intérieures, je me donne plus de chances d’entrer en connexion sans juger, exiger, accuser. À cet endroit, je peux tranquillement inviter l’autre à observer ce que je vis.
Confinement : passer du plaisir immédiat aux plaisirs secondaires
Cette transformation nécessite donc du temps. Une denrée de plus en plus rare dans notre société en tension permanente, qui vit l’exigence de trouver des solutions rapides face aux enjeux vitaux auxquels elle doit faire face.
Attendre ! La grande souffrance du siècle. Observez combien les gestes d’impatience se manifestent rapidement. À un guichet de la poste, par exemple. Ou quand un ordinateur « met du temps » à s’allumer et à se connecter au réseau… Quand un e-mail met plus de quelques secondes à arriver… Quand une livraison à domicile est annoncée avec vingt-quatre heures de retard… C’est le royaume de l’impatience qui pousse à agir immédiatement, sans tenir compte des conséquences à moyen et à long terme. « Maintenant », « tout de suite », « sans attendre » semblent être les plus belles promesses à tenir.
Les structures cérébrales qui me rendent sensible aux gratifications immédiates fonctionnent donc à la dopamine, et c’est son manque qui nourrit le feu de la frustration. Ces structures évaluent en permanence la valeur subjective des options. Plus le délai d’obtention de la récompense augmente, plus la valeur plaisir diminue. Et quand je parle d’un changement sociétal avec une gratification incertaine située très loin dans le temps (voire dans une temporalité à laquelle je n’aurai peut-être pas accès), je comprends que je vais avoir fort à faire et qu’il sera grand temps que je me mette à sécréter de la sérotonine, le neurotransmetteur du plaisir différé !
Une étrange ressemblance avec la difficile mobilisation pour la protection de l’environnement
Il ne s’agit pas de traiter ici des éventuelles relations de causes à effet entre l’augmentation planétaire des épidémies en lien avec la gestion humaine aberrante des écosystèmes. Plutôt de prendre conscience que ce rapport au temps et à la récompense est aussi au centre de nos difficultés collectives à changer de comportement. Et l’attention toute particulière qu’il serait nécessaire de porter à comprendre ces mécanismes pour les travailler en profondeur plutôt que de passer notre temps à chercher à prouver à l’autre qu’il est un abruti de penser ou de faire telle ou telle chose. Difficile quand il s’agit de vie ou de mort. Et vital. Peut-être que ce temps de ralentissement forcé sera l’occasion de transformer aussi nos cerveaux ? Si nous survivons.