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Billet de blog 23 mars 2020

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Covid-19: et si, en fait, nous étions confinés depuis des années sans le savoir?

Aux quatre coins de la France, le confinement continue à se vivre à géométrie variable alors que les services hospitaliers, déjà exsangues, se prépare à faire face, cette semaine, à une effroyable vague de contaminations. Et les confiné·e·s nourrissent une colère de plus en plus forte en voyant que d’autres choisissent de ne pas « rester chez eux ».

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Tous les jours, un jogging et une bonne baguette de pain

Hier, j’ai reçu un message de C. dans lequel, à mon avis, nous sommes des milliers à nous reconnaître. Le voici en substance (avec son autorisation) :

« Concernant la communication et l’expression des besoins, j’ai vu une situation sur laquelle je veux bien ton avis. J’ai appelé une amie confinée dans le Sud de la France qui m’a raconté sortir tous les jours courir sur la plage et acheter sa baguette de pain. Ça m’a beaucoup troublé car, d’un côté, j’étais contente qu’elle puisse prendre l’air et, de l’autre, ça m’est apparu comme une interprétation assez insouciante et pas très civique de la notion de confinement, dont le principe est de ne pas sortir acheter son pain tous les matins. Je n’ai pas réussi à lui parler en toute authenticité. Je lui ai répondu en substance : “Ah, d’accord. Tant mieux pour toi. Mon mari est moi, on s’est dit que tant qu’on pourrait tenir d’une façon ou d’une autre, on resterait à l’intérieur. Ça me semble important au niveau citoyen” et je trouve ma réaction plutôt passive-agressive, parce que c’était un reproche déguisé en reproche ».

La particularité de C., c’est qu’elle aimerait faire autrement, au service de l’efficacité, de l’authenticité, de la coopération et de la solidarité. Dans cette énumération enthousiasmante qui parle de notre capacité à être en lien, à accueillir, à collaborer, le maître mot est bien « authenticité ». Bien entendu, vous pouvez faire un autre choix, juste rester sur votre jugement et considérer que cette personne est …… (à compléter dans le vaste vocabulaire du jugement). Ce n’est pas un souci, parce que cette posture parle de besoins importants pour vous qui ne sont pas nourris par les choix de l’autre (sécurité, cohérence, contribution à la sécurité de ses proches, etc.). Cela peut cependant devenir un souci lorsque ces jugements coupent la connexion, diminue dramatiquement les chances de trouver une solution ensemble et attise le feu de la confrontation violente.

L’autre est un mystère

Cette petite phrase est pour moi une étape essentielle pour reprendre mon souffle quand je me sens percutée par les actions ou les paroles d’une autre personne. C’est-à-dire lorsque ses paroles ou ses actions ne correspondent pas à ce que je trouve juste, bon, important, etc. Je me rappelle que c’est ma propre évaluation qui me fait dire que leurs actions sont futiles au regard de la situation. Et ces notions d’« indispensable », de « futile », etc. sont tellement personnelles !

Cela m’évoque cette vidéo où l’on voit une femme se faire verbaliser, car elle sort du supermarché avec un caddie rempli de bouteilles de Coca-Cola. Cette boisson a été élaborée pour devenir un poison qui provoque des addictions (au service de ventes colossales, grande réussite des stratégies commerciales des multinationales prédatrices). Et voilà, cette dame mobilise du temps, de l’énergie, des ressources et prend des risques pour éviter, en ces moments stressants de confinement, une crise de manque. Oh ! Je sais que beaucoup en lisant ces lignes sont furieux contre cette dame : « Quand même ! Ce n’est que du Coca. Elle pourrait se discipliner, discipliner ses enfants, etc. » Alors je nous invite juste à observer ce qui chez chacune et chacun d’entre nous pourrait, dans nos habitudes, dans ce qui nous paraît indispensable de notre point de vue, nous faire agir de la sorte.
Cela ne signifie pas que, tout à coup, je suis d’accord avec les stratégies de la baguette de pain ou du Coca-Cola. Accueillir (pour comprendre) ne signifie pas accepter. Cela signifie ne plus regarder l’autre comme un ennemi. Car, si je le considère comme un ennemi, je vais n’avoir accès qu’à mes énergies guerrières. Et ni la culpabilisation, ni la punition, ni les menaces ne permettent de changer réellement la situation. La punition, par exemple, développe une seule compétence : trouver des astuces pour ne pas être puni la prochaine fois. Tant que les raisons des demandes ne sont pas comprises, intégrées, évaluées et assimilées au niveau des besoins individuels, il ne peut pas y avoir de changement profond et pérenne.

Assumer pleinement son point de vue et s’intéresser pleinement à celui de l’autre

Comprendre ne signifie pas accepter, je ne le répéterai jamais assez. Tout l’enjeu est d’exprimer cette capacité à comprendre (prendre avec soi, sans juger, sans faire de reproche, sans culpabiliser) tout en exprimant, sans peur, ce qu’il se passe pour soi. Le courage de la vérité est au cœur de la non-violence. Trop souvent, nous avons peur du conflit, car nous confondons désaccord et désamour. C’est tellement douloureux ! Le courage (faire avec le cœur), c’est d’y aller, avec tout l’amour possible, au service de la relation. Car aucun conflit ne disparaît par magie. Un conflit évité, nié, avorté est un conflit qui se renforce et devient une bombe à retardement. La seconde phrase fétiche que j’utilise pour renouer la connexion quand le point de vue de l’autre est vraiment incompréhensible pour moi, c’est : « Montre-moi ce que je ne vois pas. »

Alors, chère C., voici comment tu pourrais éventuellement exprimer ce qu’il se passe pour toi après avoir entendu le récit de ton amie : « OK. Donc tu me dis que, tous les jours, tu vas faire un jogging et tu vas chercher ton pain à la boulangerie, c’est bien ça ? Je t’avoue que je me sens déstabilisée. Je vois que nous ne voyons pas du tout la même chose. Quand je m’informe, quand je reçois des messages de mes proches, quand j’écoute les témoignages du personnel hospitalier… ce que je vois, c’est que la situation est très sérieuse. C’est pour cela que mon mari et moi avons décidé de respecter le confinement pour contribuer à l’arrêt de la diffusion du virus. Et j’ai l’impression que, de ton côté, ce que tu vois, ce n’est pas du tout cela. Est-ce que tu pourrais me montrer, m’expliquer ? »

Ensuite, le dialogue peut se poursuivre, en restant consciente des jugements et des reproches qui reviendront régulièrement toquer à la porte. Avec les deux phrases protectrices : « l’autre est un mystère » et « montre-moi ce que je ne vois pas » pour continuer l’aventure de la communication au service de la coopération. Une aventure souvent digne de la conquête spatiale lorsque les points de vue sont tellement opposés !

Et si, finalement, nous étions confinés depuis des années et des années sans en avoir conscience ?

Plus j’observe ce qu’il se passe et plus je me demande si, effectivement, cette société qui nous a tellement individualisés par son discours de séparation, de compétition et de comparaison ne nous a pas confinés, chacune et chacun, dans notre bulle depuis plusieurs dizaines d’années ? Un confinement hautement toxique qui nous coupe les uns des autres pour éviter la contamination de la solidarité, du partage et du soin porté les uns aux autres.

Et même plus : je me demande si les nouveaux discours qui tournent autour des postures pour prendre soin de soi individuellement (les routines alimentaires, sportives qui transforment l’individu en objet obsessionnel, les questionnements de développement personnel eux-mêmes centrés uniquement sur l’individu sans replacer ce dernier dans le collectif et l’interdépendance) n’en n’ont pas ajouté une couche. C’est une piste de réflexion que je pose ici.

Quand je lis : « J’ai bien le droit de fleurir mon balcon » (c’est-à-dire qu’en plein confinement, je revendique le droit individuel de nourrir mon besoin de beauté en sortant et en prenant le risque de renforcer la pandémie meurtrière – et on peut aussi dire : « J’ai bien le droit d’acheter ma baguette quotidienne », « J’ai bien le droit d’aller dans ma maison de campagne », « J’ai bien le droit de me faire livrer une pizza », etc.), je lis une façon de se vivre dans un monde intérieur confiné, sans aucune conscience de nos interdépendances et des impacts de nos choix.

Confinée dans des exigences vis-à-vis de moi-même, de cette société, de cette planète qui doivent se conformer à ce qui est strictement bon pour moi, sans aucune conscience de mes responsabilités et des impacts réels de mes comportements. Cette notion de responsabilité et de conscience des impacts des actes posés est décidément un enjeu de transformation sociale majeure. Si elle est essentiellement favorisée dans des lieux comme les cercles de justice restauratrice, dans des stages de responsabilisation pour les hommes violents, si elle est aussi observée de très près dans les réflexions concernant les changements de comportement individuels en lien avec l’environnement, force est de constater à l’aune de ce qui se passe durent cette crise sanitaire qu’elle devrait être à l’ordre du jour de toutes les réflexions politiques et devenir un enjeu pédagogique prioritaire!

Décidément, ce Covid-19 n’a de cesse de tenter de nous faire réviser la nature même de notre humanité. La leçon risque de nous coûter cher : le maître est déterminé, l’élève dissipé, et la sanction sévère.

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