Rien ne veut mourir
Tous les organismes vivants luttent pour leur survie et pour multiplier leurs gènes. Quand je vois que tant de femmes et d’hommes se préoccupent de la baisse possible de 3 points de PIB par mois de confinement, je sens que c’est pour eux une question de survie et que l’agonie va être longue et douloureuse si nous ne prenons pas soin les uns des autres. Cette notion même de PIB qui, bien avant la crise sanitaire, était profondément remise en question, continue à solliciter la créativité et les énergies de contribution de pans entiers de la société. Ce récit rassemble et permet à des milliers de personnes de donner du sens à leur existence, ainsi qu’à leurs activités.
Bien évidemment, ce récit va se battre, se débattre et inventer mille stratégies pour se persuader et nous persuader que c’est le seul viable. Il ne veut pas mourir. Sa force, c’est qu’il domine depuis bien longtemps et qu’il a gagné une bataille décisive : celle de l’imagination. C’est le champion de cette assertion qui anéantit toute velléité de créer, de questionner : « On a toujours fait comme ça. » Celle que nous prononçons quand il est impensable, insupportable de changer.
Ce n’est pas le changement qui est douloureux, c’est la résistance au changement
La résistance au changement parle de la peur de disparaître, une fois encore. Si je m’identifie au système dans lequel je vis et auquel je contribue, si je m’identifie à la fonction que je remplis, au travail que je fournis, tout ce qui menace de faire disparaître ces fonctions, ce travail, ce système menace mon intégrité (physique, psychique, émotionnelle). Donc je résiste encore et encore, même si tout autour de moi me raconte que c’est terminé, que cela doit changer. Car tout change à une vitesse incroyable.
L’eau translucide des canaux de Venise, les loups sur les pistes de ski, les oiseaux qui envahissent les jardins, les baisses hallucinantes d’émissions de gaz à effet de serre… Près de 3 milliards d’êtres humains confinés avec leur récit prédateur, et le monde change de minute en minute. Si jamais nous avions encore des doutes, il n’est pas question de sauver la planète (qui profite d’une pause inestimable depuis quelques semaines et en profite avec une énergie spectaculaire) mais bien de sauver l’être humain.
La folie, c’est de faire toujours la même chose et de s’étonner d’obtenir le même résultat
Cette citation d’Albert Einstein résonne particulièrement en ces temps de crise. Oui, si nous continuons à simplement déguiser, maquiller les mêmes modèles, les mêmes mécanismes, nous obtiendrons les mêmes catastrophes (économiques, sociales, sanitaires). Bricoler à la marge, changer de logo plutôt que de feuille de route, travailler les éléments de langage plutôt que le fond des décisions ne permettra pas de vivre cet « avant et après » vital. Bien entendu, c’est angoissant de ne pas savoir quels outils utiliser. Pourtant, en y regardant de plus près, il s’avère que depuis des décennies un grand nombre de personnes à travers le monde pensent, conceptualisent et expérimentent d’autres modèles. Nous ne sommes pas démunis.
Avec les outils du maître, je ne peux reconstruire que la maison du maître
Je ne peux pas connaître dès à présent les conséquences qu’auront la fermeture des écoles jusqu’en septembre, l’effondrement de l’économie telle que je la connais, la modification des modes d’approvisionnement alimentaire. À cet instant, pour réfléchir et me projeter, je n’ai accès qu’aux schémas mentaux de ce qui est déjà le passé. Un passé qui se débat et m’empêche de voir clair.
Si je continue à vouloir observer ce qu’il se passe à l’aune du modèle pour le moment dominant (celui de la compétition, de la prédation, de la comparaison, de la surconsommation…), je ne suis pas en capacité de faire face. Et comme les tenants du récit dominant ne veulent pas lâcher ce récit, je peux me retrouver à tenter de reconstruire quelque chose de différent avec les mêmes outils que ceux qui ont construit le modèle défaillant. Et donc reproduire ce même modèle défaillant sans m’en rendre compte…
À partir de maintenant, notre responsabilité serait de nous donner les moyens de penser autrement. De lutter contre ce qui continue à être raconté pour préserver le monde tel qu’il était. De nous rassurer les uns les autres et surtout, surtout, celles et ceux qui sont les acteurs de ce modèle dominant moribond.
Leçon du jour du Covid-19 : rappelons-nous que nous sommes créatifs, les maîtres du récit que nous pouvons choisir collectivement. Et que nous sommes plus grands que les fonctions et les rôles que ce système défaillant nous attribue.