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Billet de blog 2 mars 2019

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Education : réponse à Stanislas Dehaene

Comment ne pas être impressionné par les titres de Stanislas Dehaene énumérés dans le « chapô » coiffant son article « L’école doit être une cause nationale » (Le Monde, 24, 25 février 2019) ? Comment n’aurait-il pas raison cet homme alors qu’il sait tant de choses, qu’il sait, pour ainsi dire, lire dans le cerveau ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Comment ne pas être impressionné par les titres de Stanislas Dehaene énumérés dans le « chapô » coiffant son article « L’école doit être une cause nationale » (Le Monde, 24, 25 février 2019) ? Comment n’aurait-il pas raison cet homme alors qu’il sait tant de choses, qu’il sait, pour ainsi dire, lire dans le cerveau ?

Pourtant dès les premières lignes le doute naît de ces quelques mots :

« Grace à l’éducation une vingtaine d’année suffisent pour que tout bébé devienne ingénieur aérospatial, musicien, ébéniste ou programmeur ».

Déclaration celle-ci pour le moins contestable : notons en effet, immédiatement qu’il n’est pas envisagé que ce bébé puisse devenir éboueur, terrassier, manœuvre… Les quatre fonctions énumérées sont de l’ordre de ce que Hannah Arendt désigne par le mot « œuvre » (activité créatrice) dans sa trilogie des activités humaines fondamentales et non par le mot travail qui désigne une activité servile (« La condition de l’homme moderne », 1958).

En outre, « tout bébé » n’aura pas la possibilité de choisir son futur quelle que soit la qualité du système éducatif car il est un fait social massif que S. D. n’ignore évidemment pas mais qu’il passe sous silence : il y a dans toute société des tâches (prosaïques dit Edgar Morin) accablantes, répugnantes, insupportables (serviles dit Hannah Arendt) que nul ne choisirait d’accomplir s’il avait le choix.

Pourtant ces tâches insupportables à l’accomplissement desquelles tant de femmes et d’hommes perdent leur vie pour des salaires indécents doivent être accomplies. Comment alors sont désignés celles et ceux qui auront à assumer ces besognes leur vie durant ? Comment pourraient-ils être désignés en justice ?

Telle est la question primordiale à laquelle, non seulement l’école, mais toute société soucieuse de justice est sommée de répondre sachant que nul ne désire l’insupportable comme le dit Jacques Rancière (« Et tant pis pour les gens fatigués ») :

« A l’origine du discours de l’émancipation ouvrière il y a le désir de ne plus être ouvrier : ne plus abîmer ses mains et son âme mais aussi ne plus avoir à demander ouvrage et salaire ».

Ce à quoi il ajoute :

La question inaugurale de la philosophie : qui a droit à la pensée ? A quelles marques distingue-t-on ceux qui sont nés pour travailler de leurs mains et ceux qui sont nés pour penser ?

Hannah Arendt de son côté rappelle (« La condition de l’homme moderne ») que :

« Les Anciens jugeaient qu’il fallait avoir des esclaves à cause de la nature servile de toutes les occupations qui pourvoyaient aux besoins de la vie ».

Puis :

« Bien que chacun commence sa vie en s’insérant dans le monde humain par l’action et la parole, personne n’est jamais l’auteur ni le producteur de l’histoire de sa vie».

De sorte qu’en l’absence de tout acte de volonté originel ( nul ne décide de naître ni de naître où il naît), rien, ni l’héritage ni le mérite ne justifient l’inégalité sociale. Et ce n’est pas la nouvelle loi (après tant d’autres) qui « revitalisera » l’éducation en France, tout simplement parce qu’elle ne se donne nullement comme objectif la justice sociale, qu’elle ne tente pas de répondre à la question aporétique posée ici, qu’elle ne la pose même pas.

S.D., comme son ministre, ne pose la question de l’école qu’en termes de compétition et de mérite dont nous venons de voir qu’il n’est, ce dernier, qu’un artifice justifiant toutes les inégalités. Sur ce point, je renverrai volontiers, dans le foisonnement de la littérature sur le mérite au fort ouvrage de Marie Duru-Bellat : « Le mérite contre la justice » (Presses de Science Po).

Je ne vais pas ici discuter la pertinence des enquêtes PISA tant invoquées par S.D. D’autres l’ont fait mieux que je ne saurais le faire. On peut voir par exemple l’analyse de Luc Cédelle qui met en évidence le foisonnement là encore des critiques de ces enquêtes, foisonnement qui, pour le moins, devraient inciter à la prudence les acteurs de toute démarche s’affirmant scientifique mais s’appuyant sur d’aussi incertaines prémisses.

J’entends, depuis mon intégration dans l’institution éducative en 1971, le même discours de déploration que Platon, on le sait, tenait déjà : le « niveau » ne cesse de baisser ! Mais alors est-on en droit de se demander, comment se fait-il que dans tous les pays, qu’ils soient en tête ou en queue de liste, des médecins, des ingénieurs, des savants de toutes sortes, mais aussi des artisans, des plombiers, des mécaniciens et des jardiniers exercent leur métier avec compétence ?

Comment se fait-il que dans certains pays en tête de classement (Singapour, Japon) se développent l’injustice, la militarisation de l’école et les suicides de jeunes ? Comment se fait-il qu’en d’autres contrées également en tête (Finlande) la pédagogie, c’est-à-dire le mode de vie dans l’école, soit à l’exact opposé de la militarisation mais aussi à l’opposé des préconisations (lecture) de S.D. et de son ministre ?

Ne faut-il pas voir là une perversion de ces enquêtes qui rendant un compte très contestable des compétences d’une population d’enfants donnée, promeut en réalité une idéologie bien précise, celle de la compétition et du mérite.

Il convient cependant de noter que S.D. signale ce que nous savons depuis longtemps :

« plus on vient d’un milieu défavorisé, plus les résultats scolaires plongent et sur ce plan encore la France est la dernière des pays développés ».

Peu m’importe le rang de la France ou de telle autre contrée car ce qui importe dans cette constatation qui n’est décidément pas une découverte pour qui a travaillé trente cinq ans durant, volontairement, en ZEP, ce qui importe ce sont les causes de ces effets lamentables. Et nul n’a attendu S.D. et son ministre pour constater que les causes de l’inégalité scolaire sont à chercher dans les structures mêmes d’une société édifiée sur l’inégalité.

Cependant S.D. après avoir posé la bonne question la fuit à toutes jambes pour nous donner en exemple l’Allemagne et l’Angleterre dont la supposée « réussite » en matière d’éducation serait due à la trilogie : « évaluation autonomie, responsabilisation ». On sait bien pourtant ce que ces trois vocables signifient dans la langue néo-libérale. Ils résument la démarche entrepreneuriale, autrement dit ils expriment la volonté de « gérer » l’école comme une entreprise. Vieille antienne celle-ci que j’entends rabâchée depuis des dizaines d’années par les conservateurs successifs qui n’ont cesse, par ailleurs, de rêver de l’école d’antan, celle où les enfants portaient l’uniforme ou pour le moins la blouse et entonnaient l’hymne national.

En outre S.D. n’hésite pas à orner les trois piliers qu’il vient d’élever (évaluation, autonomie, responsabilité) d’une guirlande de recettes didactiques (et non pédagogiques) qu’il va chercher dans les pays voisins alors qu’elles ont été mises en œuvre ici même, sous différents ministères, comme c’est le cas du soutien, de l’heure de lecture silencieuse et du recentrage de l’enseignement des mathématiques sur la démonstration.

Mais ces « recettes », le mot est de S.D., se révélant insuffisantes selon toute probabilité, il en retient deux autres :

« une mobilisation collective et résolue particulièrement tournée vers les familles et la petite enfance et une approche rationnelle, dépourvue d’idéologie mais fondée comme en médecine sur l’expérimentation et les données probantes ».

Seulement les enfants ne sont pas des malades et je suis sûr que S.D. sait parfaitement que son « approche rationnelle dépourvue d’idéologie »ne rend nullement compte de l’enfance dans cette collectivité scolaire qui n’ayant d’autre objectif que la connaissance, les savoirs et les apprentissages, doit veiller sans cesse à ne pas mutiler la vie des enfants c’est-à-dire les enfants eux-mêmes.

Quant à l’expression « dépourvue d’idéologie », je sais bien que c’est là un tic de langage de S.D. alors qu’il ne fait rien d’autre que de produire un discours idéologique, car ce « pragmatisme » qu’il revendique parfois est une idéologie dans laquelle barbotent tous les conservatismes de celles et ceux qui loin de combattre l’inégalité contribuent à la conservation d’un système social inique et qui n’a rien à voir avec le pragmatisme pédagogique d’un John Dewey.

La conclusion de S.D. est celle-ci :

« La recherche scientifique peut et doit éclairer les politiques publiques de l’éducation ».

Ce qui signifie que la recherche scientifique possède la lumière (les lumières?) ce qui, en matière d’éducation est loin d’avoir été démontré car la science (les sciences) qui ne commence pas avec l’arrivée de S.D., a toujours été sollicitée par les pédagogues, sollicitation qui, cependant, se révèle insuffisante si n’est pas fixé préalablement le but de cette démarche scientifique, sociologique, pédagogique : la lutte contre l’inégalité.

De sorte que S.D. peut bien se prévaloir d’avoir recruté « 21 scientifiques […] acceptant de donner bénévolement (bravo!) de leur temps […] pour proposer de nouvelles pistes… » on peut d’ores et déjà prévoir leur échec, tout simplement parce que le but fixé n’est pas la lutte contre l’inégalité mais tout au plus la compatibilité de l’Education nationale avec un fonctionnement social fondé sur l’inégalité. Je prends date.

La première mesure mise en œuvre par le CSEN (Conseil scientifique de l’éducation nationale) présidé par S.D. est, à cet égard, significative. Elle a pour intitulé « Évaluation et intervention ». Ne se croirait-on pas à l’orée d’un cours de « management » ? Et puis bien sûr l’apprentissage scientifique de la lecture, cette marotte de S.D. qui, encore une fois à l’air de croire que tout commence avec lui, que nul ne s’est penché sur la question avant lui, que nous n’avons pas, avant lui appris à lire, privés que nous étions de « refocalisation de l’apprentissage de la lecture sur les pédagogies scientifiquement validées. »

Enfin la formation, la formation des enseignants bien sûr, ces grands enfants incapables de se « former » eux-mêmes qui n’ont fait rien d’autre jusque là que d’attendre que S.D. les éclaire de ses lumières.

On n’en finirait pas de souligner dans ce texte les approximations, parfois les aberrations qui sont celles du discours (évidemment pas idéologique) libéral-conservateur. Simplement pour finir,une dernière « perle » car il faut mobiliser, mobiliser, assène sans relâche S.D. :

Mobilisation des parents, pour qu’ils soient aux côtés des enseignants et qu’ils relaient tous les soirs et tous les week-ends les apprentissages de la semaine…

Manifestement S.D. ne sait pas ce que c’est qu’un « milieu défavorisé », ne sait pas ce que c’est qu’une famille pauvre, une famille asservie à un travail dégradant, une famille qui, pour aimante qu’elle soit, ne dispose pas du « capital culturel » nécessaire à la mobilisation que S.D. appelle de ses vœux. Il doit bien savoir pourtant, comme Hannah Arendt, que :

« On ne peut se débarrasser du fardeau de la vie biologique […] qu’en employant des serviteurs ».

Mais alors, que deviennent les enfants des serviteurs ? Qu’on me permette en guise de conclusion de citer quelques lignes de ce vieux livre qui ponctua ma sortie de l’institution éducative ( « L’école des riches, l’école des pauvres », La Découverte, 2001).  :

Pauvres ! Évidemment pauvre, de toutes les pauvretés, non seulement celle que signale le « bas salaire » […] mais celle qui mobilise toute énergie, toute réflexion, toute pensée dans l’accomplissement quotidien de tâches matérielles dont on se souvient d’Aristote les confiait à l’esclave défini comme « celui qui, par nature, ne s’appartient pas à lui-même... »[…]. Cette pauvreté qui fait du pauvre « la chose » d’un mode de vie le privant de la capacité de se penser autre qu’exécutant des tâches matérielles, mode de vie pauvre qui se décrit nécessairement en négatif : ne jamais penser à lire un journal, moins encore un livre, ne jamais penser que le théâtre existe, moins encore le concert, ne jamais penser « culturellement » mais toujours « matériellement », ce qui présuppose une imprégnation de l’esprit par des représentations tenaces, comme modelées par chaque geste quotidien qui n’est jamais autre que geste asservi ou geste ménager, celui, précisément dont le Philosophe dit qu’il empêche de penser.

Mobilisons les parents, clame Stanislas Dehaene, le soir et le week-end !

Quels parents ?

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