
Il semble bien qu’il ne s’agisse pas seulement d’un cataclysme, d’un bouleversement de surface, mais, peut-être, d’une éruption venue des profondeurs du pays.
En effet, le sondage publié par El País dimanche 2 novembre place Podemos à la première place (27,7%) dans les intentions de vote devant le PSOE (26,2) et le PP qui s’effondre spectaculairement à 20,07.
Spectaculaire, en effet. Mais, ayant pris connaissance de ces chiffres, j’observe attentivement la photographie qui accompagne l’article. J’observe avec sympathie ces six personnages aux visages radieux saluant la foule sur la scène de la "Asamblea ciudadana".
Une jolie petite chemise
Le hasard cependant a fait que je vienne, à l’instant, de terminer la lecture des propos de Svetlana Alexievitch recueillis par Michel Eltchaninoff (Philosophie magazine, n° 84, nov.14) et particulièrement ceci :
Quand j’étais jeune, j’ai lu les journaux intimes des grands acteurs de la révolution russe. J’avais envie de savoir qui étaient ces gens, par exemple Dzerjinski, le futur chef de la police politique. Eh bien, c’était un jeune homme très lumineux qui rêvait de la régénération du genre humain. Par quel mystère ces jeunes gens idéalistes se sont-ils transformés en leaders sanguinaires ?
Comment ne pas être saisi par la concomitance de ces deux observations ? De sorte que je suis conduit à fixer mon attention sur Pablo Iglesias et que, ce faisant, il me vient à l’esprit de me demander qui peut bien lui repasser si impeccablement sa jolie chemise quotidienne dont les manches sont si soigneusement retroussées. Question, celle de la jolie chemise, que nous retrouverons bientôt car elle me paraît être d’importance.
Alcibiade
Mais alors, autre concomitance, me reviennent aussi à l’esprit des bribes d’une lecture déjà quelque peu ancienne du cours de Michel Foucault au Collège de France (1981-1982) intitulé "l’Herméneutique du sujet", lequel débutait par une passionnante analyse du dialogue de Platon, l’Alcibiade, que je m’empresse alors de relire sous la "férule" du cours de Foucault.
Car, qui est cet Alcibiade ? Un jeune homme bien sous tous rapports, beau comme un Dieu, intelligent, occupant une place de choix dans la société athénienne, à tel point qu’il a décidé d’accéder au pouvoir et de gouverner ses compatriotes.
"Il veut se tourner vers le peuple, il veut prendre en main le destin de la cité, il veut gouverner les autres," nous confirme Foucault (l’Herméneutique du sujet, Hautes études, Gallimard, Seuil, 2OO1, p34.). Mais voici que Socrate, qui le poursuit de ses assiduités depuis quelque temps déjà, l’aborde et le passe à la moulinette d’un questionnement dont il a le secret.
Tu veux donc gouverner la cité, lui lance-t-il, mais dis-moi, qu’est-ce donc qu’une cité bien gouvernée ?
"La cité est bien gouvernée, lorsque la concorde règne entre les citoyens," répond Alcibiade.
Pourquoi pas, acquiesce Socrate, mais alors dis-moi "ce que c’est que cette concorde, en quoi est-ce qu’elle consiste" ?
Alcibiade n’en peut plus, il ne sait plus où il en est car ce qu’il vient de découvrir sous le questionnement de Socrate c’est qu’il ne sait rien.
Ce n’est pas grave, le tranquillise Socrate, tu es jeune, tu as le temps, mais pour cela, pour apprendre, il faut commencer par "s’occuper de soi-même", par "se prendre soi-même en souci" (p. 37).
Qui est soi ?
Loin de moi l’idée que Pablo Iglesias et ses compañeros ne savent rien, ils sont tous docteurs en quelque matière, certains ont conseillé des chefs d’Etat (Chavez entre autres), je suis sûr qu’ils sauraient répondre à la question socratique de la "concorde".
Mais je me demande s’ils sauraient répondre à l’insidieuse question, foucaldienne cette fois : quel est donc ce "soi" dont il faut se soucier quand on dit qu’il faut "se soucier de soi", "se prendre soi-même en souci ?"
Cela veut-il dire qu’il faut comme Alcibiade se soucier de son corps, de la beauté de son corps ou comme Pablos Iglesias de sa petite chemise bien "planchadita" (repassée) ?
Evidemment non car Foucault vient ainsi de poser tout simplement, si l’on peut dire, la question du sujet dont on verra qu’elle concerne au plus haut point les dirigeants de Podemos :
"Qu’est-ce que c’est que ce sujet, qu’est-ce que c’est que ce point vers lequel doit s’orienter cette activité réflexive, cette activité réfléchie qui se retourne de l’individu à lui-même ? Qu’est-ce que c’est que ce soi ?", insiste Foucault.
Question qui peut paraître abstruse mais dont la réponse permet selon Foucault "d’instituer une distance éthique entre l’activité de l’individu dans l’ordre de la cité […] et ce qui le constitue comme sujet de ces activités".
Révocabilité
Et, "la distance éthique" est ce qui nous importe ici car comme le note Frédéric Gros dans sa "situation du cours" en fin d’ouvrage :
"Il ne s’agit pas, par le primat affirmé du souci de soi, de se refuser aux charges publiques mais bien de les accepter en donnant à cette acceptation une forme définie. Ce qu’on assume dans une charge politique ou un emploi public, ce n’est pas une identité sociale. Je remplis provisoirement un rôle, une fonction de commandement tout en sachant que la seule chose que je dois et peux vraiment commander, c’est moi-même".
"Provisoirement" est également ici ce qui importe car, à cet égard, on ne peut que se féliciter de l’introduction dans le programme du nouveau parti de l’obligation pour les élus de rendre compte de leur activité et de la "revocabilidad permanente de los cargos electos" (révocation permanente des élus) à tous les niveaux, instituant ainsi, précisément, ce "provisoirement".
Il me semble bien qu’une telle structure, la révocabilité, que les sans-culottes de 1793 pratiquaient dans les sections et souhaitaient introduire à la Convention (voir Furet, La Révolution 1, Hachette, 1988, p. 225) n’a jamais été mise en place sinon dans les organisations libertaires et particulièrement celles d’Espagne où elle s’est cependant révélée insuffisante pour s’opposer au "liderazgo" de personnalités prestigieuses.
Il n’en demeure pas moins que cette possibilité révocatoire inscrite dans le programme de Podemos indique, pour le moins, l’attention portée par les rédacteurs au danger de professionnalisation de l’activité politique.
Le prosaïque
Mais cela ne suffit pas car ce qui importe, comme le découvre Alcibiade sous le questionnement socratique, c’est de "s’occuper de soi-même", c’est être capable d’accomplir "le mouvement par lequel l’âme se tourne vers elle-même".
Et cela importe non seulement pour celles et ceux qui prétendent au gouvernement des autres mais pour tous, pour chacun de celles et ceux qui constituent la foule, la multitude et peut-être, parfois, par temps d’intense mobilisation, le peuple, afin que chacun et chacune soit en mesure de participer au contrôle et si besoin est à la révocation des responsables.
Mais pour cela, il faut en avoir le loisir, il faut que se trouvent réunies un certain nombre de conditions qui permettent cette culture de soi. (p. 476).
Alcibiade dispose de tout cela, par sa naissance, par sa beauté qui attire à lui bien des regards… Et Pablo Iglesias aussi. Car si sa richesse n’est pas de l’ordre de celle d’Alcibiade, elle est celle de qui a eu la chance de naître dans un milieu culturellement riche, disposant, comme dit Bourdieu d’un capital culturel conséquent de sorte que lui est donné dès sa naissance le loisir de pouvoir "s’occuper de soi" parce que, libéré du prosaïque (comme dit E. Morin) d’avoir à repasser ses chemises et laver ses chaussettes, il peut se consacrer totalement à soi, s’occuper non seulement de son corps mais comme dit Socrate, de son âme.
Il n’en demeure pas moins que s’occuper ainsi de soi est un privilège comme nous le raconte Foucault en dénichant chez Plutarque cet aphorisme lacédémonien :
On demandait un jour à Alexandride pourquoi ses compatriotes, les spartiates, confiaient la culture de leurs terres à des esclaves plutôt que de se réserver cette activité. La réponse fut celle-ci : parce que nous préférons nous occuper de nous-mêmes (p. 32,33).
L’homme libre, à Sparte comme à Athènes, à Rome comme aujourd’hui à Madrid est celui qui, déchargé du prosaïque, peut se consacrer librement au "souci de soi".
Penser contre soi-même
Mais alors, la notion de caste contre laquelle Pablo Iglesias et ses compañeros rompent tant de lances peut-elle se réduire à cette minorité oligarchique ghettoïsée ou, comme le disait déjà Proust, à cet entre soi du faubourg Saint-Germain ?
Ne peut-elle pas s’étendre à toutes celles et ceux qui bénéficient de l’immense privilège de n’avoir pas à repasser leur chemise quotidienne. Question d’importance, on le voit, car elle interroge sans doute les limites de la "révolution podemiste".
Quoi qu’il en soit, ce qui demeure pour l’instant et pour ceux qui ont le loisir de "s’occuper de soi" est la question de savoir ce que c’est que se connaître soi-même selon la célère inscription delphique que Socrate se plait à rappeler à Alcibiade. Eh bien, Foucault nous donne la réponse :
Désapprendre (de-dicere) est une des tâches importantes de la culture de soi. Il s’agit de se défaire de toutes les mauvaises habitudes, de toutes les opinions fausses qu’on peut recevoir de la foule ou des mauvais maîtres, mais aussi des parents et de l’entourage. (p.477).
Sartre lui-même ne dit-il pas un jour : "J’ai souvent pensé contre moi-même" ? (Interview à Jacqueline Piatier, Le Monde, 18 avril 1964). Ce qui fait que l’on peut légitimement poser la question à qui prétend gouverner la cité, à Pablo Iglesias en l’occurrence, de savoir s’il a suffisamment "désappris", s’il a suffisamment "pensé contre lui-même" pour pouvoir se gouverner lui-même.
La parrhêsia
Ce qui, pourtant, ne serait pas encore suffisant pour prétendre gouverner les autres car se pose alors la question de la vérité, de la "parrhêsia", ce "courage de la vérité" auquel Foucault consacrera ses cours des années suivantes.
Le "parrhêsiaste" est celui qui "parle vrai", qui ose la vérité, qui en a le courage, à ses risques et périls, car la parrhêsia suscite l’ostracisme à tel point que Solon, qui passe pour le fondateur de la démocratie athénienne, se disposant à "parler vrai" monte à la tribune sanglé dans son armure.
Ne voit-on pas alors se dessiner dans cette imbrication de souci de soi, de "distance éthique", de responsabilité provisoire et de parler vrai, c’est-à-dire de vérité, la figure de l’individu, non pas gouvernant les autres, mais au service des autres ?
Cependant cette image est bientôt troublée par ce que Foucault nomme "deux limitations considérables" :
La première, bien sûr, c’est que pour s’occuper de soi encore faut-il en avoir la capacité, le temps, la culture, etc. C’est un comportement d’élite. Et quand bien même les stoïciens, quand bien même les cyniques diront aux gens, à tout le monde "occupe-toi de toi-même", de fait, cela ne pourra devenir une pratique que chez et pour les gens qui en ont la capacité culturelle, économique et sociale. Deuxièmement, il faudra bien se rappeler aussi que, dans cette généralisation même il va y avoir un second principe de limitation. C’est que s’occuper de soi-même, ça aura pour effet – et ça a pour sens et pour but – de faire de l’individu qui s’occupe de soi-même quelqu’un d’autre par rapport à la foule, à cette majorité, à ces hoi polloi ( les "plusieurs", les "nombreux", le grand nombre opposé à l’élite compétente et savante) qui sont précisément les gens absorbés par la vie de tous les jours. (p.73).
Les gens, dirais-je volontiers, qui sont en charge d’assumer le prosaïque, ces tâches accablantes que nul ne choisirait d’assumer s’il avait le choix.
La question à laquelle personne ne répond
Et c’est ainsi que ces jeunes gens radieux sont guettés par ces "limitations considérables" que sont la difficulté de se gouverner soi-même avant de prétendre gouverner les autres, l’impératif du parler vrai auquel s’oppose nécessairement le spectacle médiatique dont ils tentent pourtant de faire "una herramienta", un outil, une arme de combat et, enfin, l’inéluctabilité de leur enfermement dans une nouvelle "caste" si la foule qui les a portés au pouvoir et qui n’a pas le loisir de s’occuper d’elle, trop occupée qu’elle est à assumer le quotidien prosaïque, si cette foule, malgré le principe de révocabilité inscrit dans le programme, les tolère trop longtemps dans leur position de privilégiés, les tolère trop longtemps au pouvoir.
Et alors, sempiternellement, je pose la question (comme disait Boris Vian) : comment assumer, en justice, les tâches inéluctables et accablantes que nul ne choisirait d’assumer s’il avait le choix ? S’occuper de soi pour qui prétend, comme Alcibiade et Pablo Iglesias, gouverner les autres, ne serait-ce pas commencer par répondre à cette question… à laquelle personne ne répond ?