Ovide d'abord, dont la vie se tint à cheval entre l'avant et l'après J.-C., donne, dans ses Métamorphoses, la parole à Éaque pour qu'il nous conte la « Peste d'Égine ».
Éaque est le roi d'Eunopie qu'il a rebaptisé Égine du nom de sa mère. Il fait le récit de la calamité à Céphale venu lui demander du secours dans son affrontement à Minos. Quelques fragments de ce récit résonnent curieusement en ce temps qui est le nôtre :
 
    Une peste terrible s'est abattue sur mon peuple poursuivi par la colère de Junon qui avait pris en haine un pays appelé du nom de sa rivale1. Tant que le mal parut être de ceux qui tiennent à la nature humaine et qu'on ignora la cause d'un si grand fléau, on le combattit avec les ressources de l'art médical, mais le désastre surpassait tous les secours, ils ne pouvaient en triompher.
On peut, si le cœur le supporte, lire cette accablante description du fléau dans les Métamorphoses (VII, 535-561) ou se porter aux tout derniers vers du poème de Lucrèce, (De rerum natura) :
Maintenant les bergers,
les gardiens de troupeaux, les robustes meneurs
de la courbe charrue, languissant à leur tour,
et leurs corps, entassés au fond de leurs cabanes,
étaient là qui gisaient, dédiés à la mort
par la misère autant que par la maladie.
[…]. Au reste, c'est des champs,
pour une bonne part, que le désespoir vint
affluer dans la ville, apporté par la foule
[…]. On en trouvait partout
emplissant tous les lieux et tous les édifices
et d'être ainsi serrés faisait que d'autant plus
la mort, tas après tas, les prenait en monceaux.
  Mais revenons un instant à Ovide avant de solliciter Thucydide :
Personne ne peut calmer le mal ; il se déchaîne cruellement contre les médecins eux-mêmes devenus victimes de l'art qu'ils exercent. Plus on approche les malades, plus on met de dévouement à leur service et plus on contracte rapidement le germe fatal (p. 239,240).
Ceci se passait voici plus de deux mille ans. Ne dirait-on pas que nos applaudissements quotidiens résonnent dans les siècles des siècles ?
Thucydide, donc, environ quatre cents ans plus tôt témoigne en historien de la peste d'Athènes qu'il a vécue et dont il a été atteint et qui fit, dit-on, plusieurs dizaines de milliers de mort (le tiers ou le quart de la population) dont Périclès :
… nulle part on ne se rappelait pareil fléau et des victimes si nombreuses. Les médecins étaient impuissants, car ils ignoraient au début la nature de la maladie, de plus en contact étroit avec les malades, ils étaient plus particulièrement atteints. Toute science humaine était inefficace...
Applaudissement encore...
Puis,Thucydide précise le sens de son travail d'historien en ces termes :
« Que chacun, médecin ou non, se prononce selon ses capacités sur les origines probables de cette épidémie, sur les causes qui ont pu occasionner une pareille perturbation, je me contenterai d'en décrire les caractères et les symptômes capables de faire diagnostiquer le mal au cas où elle se reproduirait. Voilà ce que je me propose en homme qui a été lui même atteint et qui a vu souffrir d'autres personnes. »
Vient ensuite une description minutieuse de la maladie (que l'on peut lire ici) reprise par Ovide et Lucrèce. Mais à titre d'avertissement, tout de même, en ces jours où l'on parle de dé-confinement, ceci :
La maladie déclencha également dans la ville d'autres désordres plus graves. Chacun se livra à la poursuite du plaisir avec une audace qu'il cachait auparavant. […], on chercha les profits et les jouissances rapides. […], le plaisir et tous les moyens pour l'atteindre, voilà ce qu'on jugeait beau et utile. Nul n'était retenu ni par la crainte des dieux ni par les lois humaines ; on ne faisait pas plus de cas de la piété que de l'impiété depuis qu'on voyait tout le monde périr indistinctement, de plus on ne pensait pas vivre assez longtemps pour avoir à rendre compte de ses fautes. Ce qui importait bien davantage c'était l'arrêt déjà rendu et menaçant ; avant de le subir mieux valait tirer de la vie quelque jouissance.
Ce qui ne peut manquer de nous interroger sur ce que sera ce dé-confinement et le monde d'après : une ruée vers les plaisirs les plus frelatés et les plus mortifères pour nous tous ? Une ruée vers les avions pour quelques jours à l'autre bout du monde ?, une frénésie de voitures sur des autoroutes surchargées pour atteindre des plages bondées d'une mer cimetière et poubelle ou des montagnes blanchies à la neige artificielle ?, une frénésie de consommations inutiles et de beuveries insensées sur les trottoirs de la nuit? Un retour au monde d'avant d'où jaillira à nouveau un virus inconnu et destructeur si la catastrophe climatique qui s'annonce lui en laisse le temps ?
Ou, rêvons un peu, un monde de raison et de sobriété parce que nous aurons compris que le bonheur ne se trouve ni dans les avions monstrueux, ni dans les voitures agressives, ni dans la consommation débridée. Parce que nous aurons compris qu'on ne peut laisser aux marchands de toutes sortes et aux gouvernants présomptueux le soin de décider de notre sort.
1Junon déteste Égine comme elle déteste Io, Sémélé et toutes les maîtresses de son mari Jupiter...
 
                 
             
            