Günther Anders caractérisait ainsi la perversion fondamentale : « Le fait que désormais, ce n'est plus la demande qui précède l'offre, mais à l'inverse, l'offre qui précède la demande ». Qu'en est-il, de ce point de vue, s'agissant de la « bouffe » et de la « bagnole », parangons dont le choix ne doit rien au hasard, bien sûr ?
Il est, en effet, d'autres objets qui participent de cette perversion substantielle comme les modes participent de la substance spinozienne, si l'on peut oser une telle évocation et s'en aller guilleret « à sauts et à gambades » « écorniflant par-ci, par-là des livres les sentences qui me plaisent » comme dit superbement Montaigne (Essais, livre 1, chap. XXV).
Appliquons donc la méthode de « l'écorniflage » à ces vocables quelque peu triviaux donnés en titre, « bouffe » et « bagnole », par facilité provocatrice. Cependant, ne voyons-nous pas immédiatement que désigner ces marchandises par des termes infamants provoque l'indignation des consommateurs ? Mais précisément, que sont ces marchandises et, plus généralement, qu'est-ce que la marchandise ?
Nous nous heurtons ici à, pour le moins, une certaine complexité. En effet, évoquer la marchandise implique inéluctablement de comprendre ce qu'il en est du fétichisme de la marchandise ce qui nous conduit à tenter de saisir ce qu'il en est du travail ( concret ou abstrait ?) et du concept de valeur... Complexe, disais-je, comme on peut s'en convaincre à la lecture de l'indispensable livre d'Anselm Jappe « La société autophage » (La Découverte 2020) dans lequel il cite Marx qui, comme on le sait était un joyeux drille : Les marchandises ne peuvent pas aller d'elles-mêmes au marché, elles ne peuvent pas s'échanger elles-mêmes. Il faut donc nous tourner vers leurs gardiens, les possesseurs de marchandises » (Marx, Le Capital, vol. 1, PUF ? 1993, p. 96). Ce que Jappe commente en ces termes : Du point de vue de la logique marchande, les marchandises sont autosuffisantes. Ce sont les véritables acteurs de la vie sociale. Les humains n'entrent en scène qu'en tant que serviteurs de leurs propres produits.
Bon. Mais le produit « bouffe » et le produit « bagnole », par les temps que nous vivons, ces temps de frénésie communicationnelle qui s'est abattue sur le monde, sont autre chose que des produits indispensables à la satisfaction des besoins d'une population. De sorte que la notion de fétichisation marxienne qui en appelait à la valeur en tant que valeur d'échange mesurée par la quantité de travail humain fourni pour produire la marchandise s'en trouve élargie, approfondie, augmentée en puissance idéologique créatrice de désirs qui se constituent en besoin, plus encore en « manque » quand ces objets sont chargés du prestige que leur confère le discours publicitaire déclamé obsessionnellement par la machinerie médiatique.
Ces produits-marchandise sont alors sur-fétichisés, affublés d'une « noblesse » telle que le consommateur dépourvu s'en trouve socialement déconsidéré. La marchandise n'est plus alors le résultat d'un travail humain mais une « chose » surgie de rien.
Venons-en, comment l'éviter ? à la dimension religieuse de la fétichisation qui se manifeste par la célébration d'une divinité dont celle de la marchandise reprend le rituel. Tout y est (songeons à ce qui nous a été donné à voir récemment à la cathédrale de Paris) : le contenant, lieu de la célébration : ne dit-on pas des « hypermarchés » qu 'ils sont les « temples de la consommation » ? temples illuminés de cierges scintillants ou de néons clignotants, déguisement des officiants plus ou moins costumés d'atours bariolés, porteurs les uns de slogans doctrinaux sous forme d'oraisons, les autres proclamant, par ordre du clergé des puissants, les slogans sacralisant la marchandise. Tout y est, la marchandise spectacularisée par la publicité comme est spectacularisée la doctrine par les oripeaux carnavalesques des célébrants, jusqu'à l'Art convoqué pour « habiller » et promouvoir le spectacle et, enveloppant tout cela, comme tombant du ciel, la musique sacrée (souvenons-nous le désormais fameux : Orgue, instrument sacré... « chantant la louange du Seigneur » (Thomas Mann) invitant à la prosternation, au culte du « mystère » et la musiquette tonitruante invitant à la prosternation, au culte du consommable, à la louange de la marchandise à consommer d'urgence, la même urgence que celle dont l'agenouillement face au « mystère » conduit à gagner le Ciel.
Telle est la fétichisation exubérante de notre temps et, sans doute des temps à venir : la marchandise exposée, « offerte » dans les vieux temples bétonnés et, maintenant, dans ces nouveaux sanctuaires constitués d'écrans de toutes sortes, de toutes tailles, de toutes couleurs. La marchandise ainsi célébrée, autant qu'il est possible, par le discours et l'imagerie publicitaire qui n'est autre, véritablement, que discours de propagande.
Parvenus à ce point et poursuivant notre écorniflage, comment ne pas aller fureter du côté de Jacques Ellul qui partant de l'examen des sociétés totalitaires définit la propagande de cette sorte : « l’ensemble des méthodes utilisées par un groupe organisé en vue de faire participer activement ou passivement à son action, une masse d’individus psychologiquement unifiés par des manipulations psychologiques et encadrés dans une organisation » , puis, élargissant son propos il montre que sa définition convient parfaitement à notre société de consommation dite démocratique, le groupe organisé étant constitué par une oligarchie financière suffisamment puissante pour soumettre à son service les structures étatiques et le monde médiatique dans son ensemble à quelques exceptions près.
La propagande, par les temps que nous vivons est, plus que jamais, ce discours éminemment idéologique, donc politique, qui se donne pour objectif la « promotion » (terme fétichisant s'il en est), l'affermissement et la pérennisation d'un modèle social fondé sur l'inégalité , la concurrence économique, la compétition dans tous les aspects de la vie et la hiérarchisation des êtres humains (et non-humains...).
La célébration propagandistique exerce son autorité agissante sur le « peuple des fidèles » par la célébration spectacularisée des plus « méritants », celles et ceux qui auront su mieux consommer, mieux choisir les produits au meilleur prix, ceux qui auront choisi les plus éblouissants des véhicules dont le prestige éclaboussera l'heureux acquéreur lui accordant ainsi le remarquable statut social de « consommateur éclairé », de citoyen couronné de l'Ordre de la marchandise.
Ne convient-il pas alors d'examiner quelque peu méticuleusement la forme de cette propagande qui se donne à voir d'emblée comme un discours spectaculairement sexualisé quoiqu'il serait plus juste de dire, comme un spectacle pornographique. Spectacle ! Comment ne pas aller fourgonner dans ce brasier incandescent que Guy Debord qualifia génialement « Société du spectacle » ?
Le spectacle, nous dit-il, est l'idéologie par excellence parce qu'il expose et manifeste dans sa plénitude l'essence de tout système idéologique : l'appauvrissement, l'asservissement et la négation de la vie réelle. (p.205)
Et sans doute, poursuit-il citant Feuerbach, notre temps...préfère-t-il l'image à la chose, la copie à l'original, la représentation à la réalité, l'apparence à l'être(p.13).
Cependant : Le spectacle n'est pas un ensemble d'images mais un rapport social entre des personnes médiatisé par des images. (p.16).
De sorte que : Le spectacle compris dans sa totalité, est à la fois le résultat et le projet du mode de production existant (p.17).
En conséquence : Là où le monde réel se change en simples images, les simples images deviennent des êtres et les motivations efficientes d'un comportement hypnotique.
Comportement hypnotique ! Ce texte fut publié en 1967 alors que le seul écran existant était celui d'une télévision en noir et blanc. Nous sommes parvenus aujourd'hui à la généralisation de ce comportement hypnotique par la diffusion massive des téléphones mobiles de toutes sortes : ces hommes, ces femmes et ces enfants, le regard rivé à l'écran, dans la rue , les transports en commun jusqu'aux confins de la nuit...
Conclusion, plus vraie aujourd'hui que jamais, génialement prémonitoire :
l'aliénation du spectateur au profit de l'objet contemplé (qui est le résultat de sa propre activité inconsciente) s'exprime ainsi : plus il contemple moins il vit ; plus il accepte de se reconnaître dans les images dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre désir.
A la lumière de cette société ainsi spectacularisée, la propagande se donne à voir, disais-je, comme discours scandé par des images érotisées, « pornographisées ». Comment ne pas voir, en effet, que le moindre fragment du discours propagandiste est constellé d'images de corps savamment dénudés, de jambes nues caressant les formes agressives de véhicules scintillants aux gueules de fauves montrant leurs crocs, imagerie exprimant des « volontés de puissance » irrépressibles et indifférentes aux morts qu'elles provoquent sur les routes et aux pollutions engendrées destructrices à terme (proche) de toute vie sur la planète. Imagerie que Günther Anders désigne fort judicieusement par le terme de « racolage » ( l'Obsolescence de l'homme ; tome II, p. 160). Comment ne pas voir qu'il ne s'agit pas seulement de rendre un objet désirable par son érotisation spectacularisée sur les écrans mais de provoquer chez le spectateur la pernicieuse sensation de « manque » exacerbée par la désolante constatation de la distance entre la réalité de son être et l'imagerie rutilante qu'il contemple, la bave aux lèvres, sur l'écran de son téléviseur ou de son « mobile ». Songeons à ces voitures rutilantes conduites par des êtres sublimement sexualisés roulant silencieusement sur des routes désertes traversant des paysages irréels : le mensonge comme spectacle, comme propagande !
Mais venons-en à cette autre perversion sans doute plus insidieuse mais non moins efficace, la propagande vendeuse de « bouffe », de cuisine, si l'on veut parler de manière moins abrupte. Ce discours promeut, met en scène la « grande cuisine » par la promotion de « Chefs » prestigieux aiguillonnés par la concurrence étoilée les incitant à inventer des saveurs, elles aussi artificialisées par l'usage discursif de « concepts » déclinés en termes de «délicatesse gustative », nécessitant pour être convenablement appréciées une « éducation au goût », un environnement de vaisselles prestigieuses manipulées par des mains gantées de blanc.
Grands chefs, sans doute talentueux, mettant leur talent au service d'une clientèle fortunée dont au fond ils ne sont que les larbins, grassement rétribués sans doute, mais larbins tout de même, l'échine courbée.
La fétichisation de la « bouffe » s'exprime alors par « ruissellement » selon l'improbable métaphore, ruissellement qui se répand par les étals glacés de nourritures congelées singeant les trouvailles de Chefs mais s’abîmant finalement en une mangeaille dégradée.
Exemple : le hasard a fait que je lise avec grand intérêt un article de Cédric Enjalbert (Philosophie Magazine N° 185) intitulé « Le goût de l'autre » et consacré à Manon Fleury qui, pour ceux qui comme moi ignorent tout du monde de la « grande cuisine », est une Cheffe distinguée par une première étoile au guide Michelin ( notons en passant que la compétition et la concurrence sont les « modes » irréductibles de la propagande marchande).
Manon Fleury expose ainsi ce qu'il en est de son art (car il s'agit d'art, bien sûr, j'y reviendrai) : je réfléchis à une entrée autour du radis. Je pars de la sensation que l'on a en mangeant un radis avec du beurre […] l'assiette n'aura peut-être rien à voir avec le classique radis-beurre mais elle rappellera cet imaginaire en « plus créatif » (est-il utile d'ajouter un « sic »?). Ou encore ceci : Les amuses-bouche consistent […] en un bouillon avec une infusion à base de maïs, un flan tiède mangé avec une cuillère en bois de prunier (sic?) […] et pour finir un beignet « rustique » que Manon Fleury recommande de manger chaud avec les doigts « sans attendre, il faut presque se brûler »... Et ainsi de suite.
Dois-je avouer que la faim qui me tenaille parfois ne me fait pas rêver d'un « imaginaire de radis en plus « créatif » ni d'un « beignet rustique » que l'on mange avec les doigts mais bien plutôt d'une assiettée de pâtes à la tomate ?
Pourtant je reconnais volontiers que cette grande cuisine est un art qui nécessite, pour être appréciée, des palais « éduqués ». Néanmoins, comment ignorer que l'Art, dans le monde de la marchandise fétichisée qui est le nôtre a un prix, un prix que seule une minorité « éduquée » est en mesure d'acquitter. Alors ?
La grande cuisine ne participe-t-elle pas à la « distinction sociale » comme tous les arts marchandisés, au détriment, inévitablement au détriment d'une masse de « rustres » qui n'ont d'autre recours que d'apaiser leur faim par l'ingurgitation d'une platée de nouilles avec ou sans tomate ? Le discours de la « Grande cuisine » ne participe-t-il pas, de cette sorte, à la pérennisation d'un monde dans lequel la marchandise fétichisée dicte sa loi ?
Ceci au détriment de la simplicité, cette simplicité volontaire d'André Gorz à laquelle nous conduit notre écorniflage mais aussi, n'ayant crainte à cet égard de parcourir les siècles et de fendre l'onde méditerranéenne, à Socrate raconté par Xénophon ( Les Mémorables, Les belles lettres, Paris) : Il était à ce point frugal que je me demande si tout travail, même minime, ne procure pas davantage que ce qui suffisait à Socrate (p.29).
D'autant plus que s'agissant des assaisonnements Xenophon nous fait remarquer que, comme Socrate ne mange jamais sans faim, son appétit lui sert d'assaisonnement, c'est-à-dire qu'il éprouve tellement de plaisir à manger qu'il ne ressent nul besoin d'accompagner son repas de condiments de toutes sortes. Son appétit en tient lieu.
Bref, nul besoin de quelque sophistication que ce soit, de condiments de toute sortes si l'on considère que manger est une nécessité qui nous est imposée par on ne sait quelle « extériorité » et que le plaisir est tout entier dans l'acte d'apaiser sa faim. Assertion que Xénophon illustre en rappelant la jolie histoire de Circée qui servant de délicieux mets à plusieurs hommes les transforma en cochons. Seul Ulysse qui, sur les conseils d'Hermès, s'est abstenu de cette « grande bouffe » ne subit pas l'ignominie de la transformation en cochon.
Tel n'est-il pas, au fond, le but de la propagande mercantile déferlant dans les temples de la consommation et sur tous les écrans : transformer les humains, sinon en cochons pour le moins en « consommateurs » c'est-à-dire en individus soumis à et par, la marchandise fétichisée ?
Mais venons-en brièvement au dernier avatar de la déplorable aventure technologique se développant sans foi ni loi pour noter que la sensation de « manque » atteint à son paroxysme s'agissant des envahissants téléphones mobiles, ces « smartphones », ou je ne sais quoi, colorés, esthétisés virevoltant entre des doigts effilés et soigneusement manucurés, ces doudous pour grands enfants porteurs d'une puissance d'addiction mortifère en ceci qu'elle interdit de « lever les yeux » sur la vie mais à l'inverse contraint de les baisser sur des surfaces glacées comme est glacé le visage de la mort.
Mais, comme nous en avertissait Günther Anders : Rien ne discrédite aujourd'hui plus promptement un homme que d'être soupçonné de critiquer les machines ( L'obsolescence de l'homme, p. 17), ce machinisme dont on sait pourtant qu'il conduit inéluctablement à la liquidation de l'homme par ses propres productions (p.21), cette honte prométhéenne indissociable de l'humiliante qualité des choses qu'il a lui-même fabriquées (p. 37).
Il semble bien alors que le salut, si salut il peut encore y avoir se trouve dans la simplicité, cette simplicité réfléchie, consciente et volontaire, celle de Gorz et de Socrate mais aussi, par les temps qui sont les nôtres, celle de ce prince de la simplicité, cet épicurien de Corrèze que fut il n'y a pas si longtemps le philosophe Marcel Conche : Ma philosophie, dit-il dans l'avant-propos de son superbe petit livre « Un épicurien en Corrèze » est différente de celle d'Épicure mais ma manière de vivre est semblable [à la sienne] en son « Jardin » […]. Cette simplicité de vie alors vécue par nécessité, je veux la vivre par choix […]. Pour cela une seule condition est nécessaire : stopper notre dépendance à l'égard du progrès, mettre fin à notre envie de bénéficier des innovations qu'il apporte. C'est ce à quoi je m'évertue. Mais ce qui était facile au temps d'Épicure ne l'est plus aujourd'hui. On peut vivre sans four à micro-ondes mais pas sans téléphone (il faut pouvoir composer le 15) mais nul besoin de smartphone pour cela, j'ajouterais volontiers : l'être humain est entraîné par le Fleuve, il ne peut rester sur la berge. Demeure l'inspiration que l'on doit à Épicure : renoncez nous dit-il à ce qui n'est pas indispensable – four à micro-ondes, lave-vaisselle, appareil photo numériques, smartphones, e-mails, journaux, voyages touristiques polluants pour la planète, etc.
C'est ce que je fais.
Dangereux extrémiste que ce Marcel Conche, écolo-punitif, idéaliste impénitent (Des emplois ! Des emplois ! Et le PIB alors ?...). Sage, simplement, sage dont l'œuvre philosophique considérable est une « simple » exaltation de la vie sans artifices.
Et puis, pour conclure l'écorniflage, cette idée fixe de la troisième révolution industrielle selon Anders (Obsolescence tome 2, P.15)
On considère ce qui est possible comme absolument obligatoire, ce qui peut être fait comme devant absolument être fait. Autrement dit, comme l'avait bien vu D. Thoreau au mitan du 19° siècle déjà, voici l'homme devenu l'outil de ses outils.
Et, enfin, cet impératif catégorique d'aujourd'hui :
Agis de telle façon que la maxime de ton action puisse être celle de l'appareil dont tu es ou va être une pièce (p.286)
Ou, si l'on préfère :
Apprends à avoir besoin de ce qui t'es offert !
C'est tout dire, me semble-t-il...