Ce qui me motive, assure Stanislas Dehaene (Le monde du 10/1/18), c’est l’idée d’agir pour l’éducation des jeunes indépendamment de toute idéologie. Beaucoup d’enfants de milieux défavorisés pourraient avoir un avenir brillant mais ils en sont privés parce qu’ils n’ont pas bénéficié des enseignements adaptés.
Déclaration liminaire qui ne va pas sans poser questions : quel est le sens, ici, du terme idéologie ? Ou, si l’on préfère, qu’est-ce qu’une idéologie ? Ou encore, déclarer agir indépendamment de toute idéologie, n’est-ce pas une affirmation idéologique ? Ou encore choisir la formulation « enfants de milieux défavorisés » plutôt que, par exemple, « enfants de milieux pauvres » n’est-ce pas un choix idéologique ?
Ceci dit, affermissons notre interrogation et posons d’emblée la question à laquelle les neuroscientifiques… sont incapables de répondre :
Ne faut-il pas dans toute société une multitude de femmes et d’hommes assumant les tâches prosaïques (E. Morin), les tâches les plus rébarbatives, insupportables, repoussantes, mortifères que nul ne choisirait d’assumer si le choix était donné ? Et donc, conséquemment, comment sont désignés ces êtres humains, selon quels critères et selon quelle justice ?
Première hypothèse : ils se désignent eux-mêmes par leur incapacité à assumer des tâches plus gratifiantes à tout point de vue.
Mais alors une nouvelle question surgit qui interpelle directement les neurosciences : quelle est l’origine ou la cause de cette incapacité, de ce manque d’intelligence (mais qu’est-ce que l’intelligence ?), de cette faiblesse intellectuelle ? L’imagerie cérébrale est-elle en mesure de nous fournir une réponse ?
Question corollaire et hypothétique: si cette incapacité réside dans une structure particulière du cerveau cela signifie-t-il qu’il est des êtres qui bénéficient de l’immense privilège de naître doté d’un « bon cerveau » et d’autres qui sont dans le cas d’avoir à se contenter d’un piètre cerveau ? Mais alors n’y aurait-il pas là une injustice primordiale dont sont victimes cette multitude d’êtres enchaînés leur vie durant aux tâches insupportables ?
Hypothèse inverse : tous les cerveaux sont identiques ou pour le moins tous aptes à produire des performances (horrible mot s’agissant d’éducation !) de même niveau intellectuel, lire écrire, compter, organiser .
Mais alors, on le conçoit aisément se pose impérativement la question de la désignation, en justice cela va de soi, de celles et ceux qui auront à assumer les tâches prosaïques. A moins que n’intervienne ici un élément discriminant extérieur au cerveau qui favorise certains individus au détriment des autres.
Je suis bien persuadé que nul scientifique ne serait tenté d’évoquer en la circonstance la ridicule métaphore de l’ascenseur social eut égard à son exiguïté d’une part et au fait que cela signifierait qu’il est des individus issus de milieux « défavorisés » qui seraient dotés d’excellentes capacités intellectuelles donc d’un cerveau plus performant ce qui nous ferait retomber à pieds joints dans le cas des « bons » et des « mauvais » cerveaux qui fait surgir, on l’a vu, la question de la justice primordiale : pourquoi celles et ceux que la nature (pour les spinozistes) ou Dieu (pour les cartésiens) a doté d’un moindre cerveau devraient-ils payer cette injustice par une moindre vie, une morne vie de labeur insipide ?
Nouvelle question corollaire : sachant que les individus qui « réussissent » (les guillemets pour souligner l’ambiguïté du terme qui, bien sûr, n’a rien d’idéologique…) sont le plus souvent issus de milieux « favorisés » et que ceux qui « échouent » sont majoritairement issus de milieux culturellement pauvres, les neuroscientifiques ont-il eu la curiosité d’évaluer la qualité des cerveaux des uns et des autres et peuvent-ils nous dire (indépendamment de toute idéologie bien sûr) si les riches ont des cerveaux plus « performants » que les pauvres ?
Sinon, ce qui est le plus probable « dans l’état actuel de la recherche », nous tombons derechef dans la bonne vieille reproduction bourdieusienne qui sans doute exprime une conception idéologique du fonctionnement social mais qui, elle, a fait ses preuves.
Il va de soi que, ayant enseigné l’espagnol pendant trente cinq ans en ZEP (volontairement), j’aurais été ravi que de savants scientifiques me fournissent les outils me permettant de « faire passer » l’emploi de « ser » et « estar » ou le fonctionnement de l’apocope ou celui des pronoms personnels en enclise pendant trois heures de cours éparpillées au hasard (par exemple après une séance de gymnastique ou en dernière heure de la journée quand l’appel de la rue se fait impérativement sentir)dans un emploi du temps « bricolé » selon des critères inavouables.
Et je suis sûr que les jeunes professeurs des écoles attendent avec impatience les «outils » que Stanislas Dehaene et son Comité ne vont pas tarder à leur fournir puisque, vient-il de dire ce matin même sur une radio, « On veut que l’ensemble de la population parvienne au plus haut niveau ».
Louable intention, mais alors qui se chargera de l’insupportable, de ces tâches dont les privilégiés, les riches de quelque manière que ce soit, se déchargent sur les pauvres et peuvent ainsi, sans le moindre tracas prosaïque, se consacrer à leurs études et à leurs recherches, bref vivre une vie bonne d’être libre comme disait Aristote quand il justifiait l’existence des esclaves qui, eux, ont en charge le prosaïque ?
Mais au fond, toute cette agitation médiatique que le nouveau ministre sait si bien manipuler, ne met-elle pas en évidence l’opposition entre deux modèles de société, l’un fondé sur la compétition, la performance, la méritocratie (à laquelle Spinoza régla son compte voici plus de quatre siècles) et l’inégalité sociale, l’autre fondé sur l’idée de solidarité, de partage, de liberté et d’aspiration à autant d’égalité sociale qu’il se peut. Ce qui, on le voit, n’a absolument rien d’idéologique…