François Ruffin a prononcé le 8 mars, à l’occasion de la journée des femmes, un discours qui est, à mon sens, ce qui s’est dit de plus juste, de plus humain et de plus pertinent depuis longtemps à la tribune de l’Assemblée nationale.
En réalité il ne s’agit pas d’un discours au sens habituel donné à ce terme dans cette enceinte : celui de proclamation, mais il s’agit plutôt, en l’occurrence, d’un récit dont l’incipit, dans sa simplicité, pourrait être celui d’un conte :
« Ce matin on a tapoté à la porte de ma chambre-bureau… »
Un conte avec ses attributs traditionnels de merveilleux et sa morale ou plutôt son éthique, ou les deux : une morale en tant que jugement porté sur le monde et une éthique en tant que comportement préconisé pour corriger ce que la morale dénonce.
Il était donc dans son lit de la chambre-bureau qui lui a été attribuée comme à tous les députés mis à part leur président qui, dans cette enceinte, symbole de la République, bénéficie d’un aristocratique palais et qui comme ses prédécesseurs n’y voit nulle contradiction. Il était donc encore couché quand il entendit de discrets tapotements à sa porte et ici commence son ode à la Femme de Ménage.
Jamais, je le répète, cet hémicycle n’avait retenti de mots aussi simples, aussi justes, aussi vrais :
Ces pupitres cirés ici, c’est elles.
Les cuivres lustrés, c’est encore elles.
Les marbres luisants, c’est encore elles.
Elles sont partout et pourtant, elles sont absentes.
C’est le propre de la propreté : elle ne laisse pas de traces.
Leur travail est invisible.
D’autant qu’on s’applique à les rendre, elles aussi, invisibles.
En effet, l’invisibilité est le lot non seulement de ces femmes mais plus largement celui des domestiques, c’est-à-dire de celles et de ceux qui assument les tâches domestiques, ce que E. Morin nomme le prosaïque, et c’est ainsi que les demeures des maîtres (puisque domestiques il y a) resplendissent comme par magie, que les épais tapis ne portent pas le moindre grain de poussière, que les assiettes et les plats parviennent sur les tables portés par des mains gantées de blanc, invisibles…
Ces femmes et ces hommes ne sont visibles qu’aux instants où ils forment masse, à certaines heures de la nuit et du jour où réunis dans un même lieu par la nécessité ils constituent un prolétariat. Car c’est une des caractéristiques du prolétariat et de sa passivité ordinaire que d’être constitué de particules invisibles mais qui parfois, cependant, comme par néguentropie passe de la passivité à l’activité et révèle alors l’humanité de chacune de ses particules.
Et ce prolétariat existe toujours, il suffit pour s’en convaincre de se lever tôt, comme le font les prolétaires, et de prendre le premier métro vers cinq heures trente, par exemple à la station « Mairie de Montreuil ». Le quai est noir de monde dans tous les sens du terme car le nouveau prolétariat est noir, venu d’ailleurs.
Les wagons sont pris d’assaut chacun partant à la conquête d’une place assise où l’on pourra sommeiller encore un instant jusqu’à ce que parvenus aux beaux quartiers les voitures se vident et les prolétaires du petit matin s’égayent hâtivement pour s’en aller astiquer bureaux vitrés et appartements somptueux.
Tout cela pour un salaire honteusement bas qui les fera vivre sous le seuil de pauvreté. François Ruffin nous informe que les femmes de ménage de l’Assemblée nationale sont rétribuées neuf euros de l’heure ce qui leur fera quelque six cents euros mensuels…
Comment alors qualifier cette situation sinon par le terme d’exploitation, ce vocable que la technologie langagière de l’idéologie dominante tente d’exclure au profit du clinquant « mérite ». Car après tout comment oser encore parler d’exploitation comme au dix-neuvième siècle ? Que méritent-ils d’autre ces domestiques que ce travail qu’on leur concède et qui leur permet de mieux vivre que dans leur propre pays ? N’est-ce pas déjà beaucoup ? Sans compter « l’ascenseur social », toujours prêt à décoller, pour les plus méritants bien sûr.
Tel est l’immoral constat. Venons-en à l’éthique.
Il me semble bien, mais je ne demande qu’à être détrompé, que François Ruffin est le seul député à avoir décidé de se contenter d’une rétribution d’ouvrier pour distribuer la plus grande part de son indemnité à je ne sais qui mais je lui fais confiance.
Ce qui fait qu’il est le seul à pouvoir proposer en toute cohérence (cette vertu stoïcienne et spinozienne) de « virer les publicitaires, de virer les traders, de virer les nuisibles » mais « de payer comme il faut les aides-soignantes, les infirmières, les auxiliaires de puériculture », sans oublier, bien sûr, les femmes de ménage.
Car si tous ces prolétaires décidaient un jour de n’être plus des invisibles il ne resterait plus, comme le dit encore Ruffin, aux parlementaires et aux autres qu’à faire leur lit et à récurer eux-mêmes leurs lieux d’aisance.
Pour conclure je me sens obligé de préciser que si je partage certaines positions politiques de la F.I. (ridicule intitulé s’il en est !), je considère toujours que le discours « souverainiste» de cette organisation n’est rien d’autre que nationaliste et patriotard et, par ailleurs, que le parcours politique et la personne mêmes de J.L. Mélenchon offrant son corps sur les estrades sans la moindre pudeur, à l’instar des « caudillos » tropicaux pour lesquels il a manifesté une adoration sans retenue, que tout cela constitue un obstacle majeur à un véritable mouvement émancipateur.
De sorte que lever cet obstacle me semble être un impératif qui nécessite la mise en cohérence des discours et des pratiques, la mise en cohérence de la morale et de l’éthique comme vient de le faire François Ruffin et comme j’espère il continuera à le faire sans se laisser happer, à son tour, par les « dispositifs de pouvoir ».