Qui a l’intention de préparer aujourd’hui une “grève générale révolutionnaire” comme cela est prévu dans la “Charte d’Amiens” ? Personne ! s'exclame J.L. Mélenchon tandis qu’A. Corbière déplore une lecture restrictive de celle-ci qui, selon lui, donne en réalité une fonction politique au syndicat car elle lui assignerait “une double besogne” selon les termes même figurant dans la Charte. Quant à P. Martinez, lui le syndicaliste pur il n’a pas de leçons à recevoir des deux autres. Il ne manquerait plus que ça ! (Le Monde du 14/10/22)
A ce point cependant, nous sommes en pleine confusion. Voici en effet le texte de la fameuse Charte adopté le 13 octobre 1906 par le congrès de la CGT réuni à Amiens :
Le Congrès confédéral d’Amiens confirme l’article 2 constitutif de la CGT :
La CGT groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat.
Le Congrès considère que cette déclaration est une reconnaissance de la lutte de classe qui oppose, sur le terrain économique, les travailleurs en révolte contre toutes les formes d’exploitation et d’oppression, tant matérielles que morales, mises en œuvre par la classe capitaliste contre la classe ouvrière.
Le Congrès précise, par les points suivants, cette affirmation théorique :
Dans l’œuvre revendicatrice quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts ouvriers, l’accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d’améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l’augmentation des salaires, etc.
Mais cette besogne n’est qu’un côté de l’œuvre du syndicalisme ; il prépare l’émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste ; il préconise comme moyen d’action la grève générale et il considère que le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera, dans l’avenir, le groupement de production et de répartition, base de réorganisation sociale.
Le Congrès déclare que cette double besogne, quotidienne et d’avenir, découle de la situation de salariés qui pèse sur la classe ouvrière et qui fait à tous les travailleurs, quelles que soient leurs opinions ou leurs tendances politiques ou philosophiques, un devoir d’appartenir au groupement essentiel qu’est le syndicat.
Comme conséquence, en ce qui concerne les individus, le Congrès affirme l’entière liberté, pour le syndiqué, de participer, en dehors du groupement corporatif, à telles formes de lutte correspondant à sa conception philosophique ou politique, se bornant à lui demander, en réciprocité, de ne pas introduire dans le syndicat les opinions qu’il professe au dehors.
En ce qui concerne les organisations, le Congrès décide qu’afin que le syndicalisme atteigne son maximum d’effet, l’action économique doit s’exercer directement contre le patronat, les organisations confédérées n’ayant pas, en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre en toute liberté la transformation sociale.
On notera d’emblée que si l’expression “grève générale” figure bien dans ce texte elle n’est nullement qualifiée de révolutionnaire comme se permet de le prétendre Mélenchon tout simplement parce qu'en 1906 cette précision se serait avérée pléonastique, la grève générale à l’époque est révolutionnaire par essence même. Il n’en va pas de même aujourd’hui où, par exemple, la “grévette” de mardi n’a elle absolument rien de révolutionnaire dans la mesure où elle n’a d’autre prétention que “la réalisation d’améliorations immédiates” ce qui n’est déjà pas si mal mais n’a rien à voir avec quelque forme de “rupture” que ce soit.
Qu’en est-il alors de cette “double besogne” évoquée par A. Corbière qui donnerait, selon lui “une fonction politique au syndicat” ? La confusion parvient ici à son comble par l’utilisation qui est faite du mot “politique”.
Bien évidemment quand les rédacteurs de la Charte (essentiellement Victor Griffuelhes, plutôt blanquiste et Emile Pouget, absolument libertaire) écrivent que le syndicalisme “prépare l’émancipation intégrale qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste” ils énoncent un objectif “politique” au sens premier du mot, celui de cette “polis "de la Grèce antique qui signifie gestion (et peut-être même autogestion) de la cité.
Mais ce “politique” n’a absolument rien à voir avec une quelconque démarche de conquête du pouvoir d’État depuis le haut duquel une avant-garde éclairée organiserait le bonheur du “peuple” : pure utopie que cela dont se défiaient particulièrement les rédacteurs de la Charte associant dans cette défiance “les partis et les sectes”.
A propos, où en sont les trois camarades en ce qui concerne “l’émancipation intégrale et l’expropriation capitaliste” ? Il me semble avoir entendu les mots rupture avec le capitalisme dans la bouche de Mélenchon et de ses camarades. Qu’est-ce à dire ? Expropriation capitaliste comme le préconise la Charte ou “rupture avec le capitalisme” comme le proclamait Mitterrand à Épinay en 1971 et dont on sait comment elle s’est réalisée ?
Mais revenons à la “double besogne” évoquée par la charte car elle exprime ce qu’il m’est arrivé de signaler comme la contradiction fondamentale sur laquelle s’est bâti le syndicalisme et que je préfère maintenant définir comme sa schizophrénie congénitale.
En effet, que s’est-il passé tout au long de l’histoire du syndicalisme depuis la fin du 19e siècle ? Dans l’alternative de la “double besogne” (améliorations immédiates/expropriation capitaliste), le premier terme est rapidement devenu prépondérant rejetant le projet révolutionnaire de rupture dans les ténèbres de l’utopie et c’est ainsi que le 45e congrès de la CGT (3-8/12/1995) supprime son acte de naissance qui proclamait : “La CGT s’assigne pour but la suppression de l’exploitation capitaliste, notamment par la socialisation des moyens de production et d’échange”.
Comme le disait déjà en 1921 le prestigieux militant syndical Pierre Monatte, le syndicat est devenu un” rouage gouvernemental” (Discours au congrès de Lille de la CGT, 30 Juillet 1921). On dit aujourd’hui que le syndicat est un “partenaire social” c’est-à-dire un cogestionnaire du système qu’il s’était donné comme objectif d’abattre et de remplacer en tant que “groupement de production et de répartition” comme l’énonce la Charte.
Sans doute, sans doute cela était-il inévitable tant le capitalisme a su intégrer le syndicalisme à son propre fonctionnement en promouvant une société marchande mercantile et spectaculaire dans laquelle les femmes et les hommes fascinés par la rutilance du spectacle de la marchandise “fétichisée” sont (sommes tous) chosifiés en “consommateurs”. Et nous savons maintenant que le développement de ce monde mercantilisé nous conduit au désastre.
A moins que...