
Guadalupe ma mère, Antonio mon père, Teresa ma tante portant Sergio dans son ventre et sa valise sur la tête comme elle portait, au village, sa corbeille de linge lavé dans l’eau tumultueuse de l’Ebre, Faustino mon grand-père tenant par la main son petit-fils Gerardo à peine âgé de huit ans.
J’ose, aujourd’hui, 25 mars 2022, écrire leur nom alors que Marioupol hurle sous les bombes comme hurle toujours et à jamais le Guernica de Picasso. J'écris leur nom pour dire et redire que les réfugiés dont la foule colorée hante nos écrans, comme la foule dépenaillée des “refugiados” agrémentait les pages grises des journaux de 1939, ne sont pas une masse, pas une foule, pas des réfugiés mais que chacune et chacun d’entre eux est un être singulier, unique, portant un nom et portant en elle, en lui, une volonté de vivre, une pulsion de vie et tout un avenir comme portaient en eux tout un avenir les “refugiados” de 1939. J’écris leur nom pour nommer les femmes et les hommes de Marioupol, de Kiev, d’Ukraine et ainsi, sans doute ingénument, reconnaître leur humanité.
Guadalupe, Teresa, Faustino et Gerardo passèrent d’abord du côté de Port-Bou. Antonio, lui, passa parmi les derniers avec ses camarades de la 26e division, la fameuse Colonne Durruti constituée le 20 juillet 1936 à Barcelone pour monter en Aragon et libérer Saragosse. Ils franchirent la frontière en “formation militaire”, eux, les anarcho-syndicalistes, les anarchistes, les libertaires, la tête haute malgré tout et le poing à la tempe. Ils jetèrent leurs armes aux pieds de gardes mobiles et de tirailleurs sénégalais interloqués avant d’être parqués dans des camps de concentration de sinistre mémoire Argelès, Le Barcarès, Saint-Cyprien...

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Ainsi sont accueillis les Républicains d’Espagne qui viennent de combattre le fascisme pendant près de trois ans, par l’État de la France, cet État qui sous le gouvernement de Léon Blum proposa, signa et respecta le fameux “pacte de non-intervention" (aux livraisons d’armes clandestines près) alors que l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste approvisionnaient sans la moindre retenue l’armée franquiste de matériel sophistiqué.
On sait aujourd’hui comment cette politique de non-intervention conduite sous le fallacieux prétexte “pacifiste” d’éviter la guerre, de ne pas provoquer “la bête immonde “ selon la célèbre expression de Berthold Brecht, conduisit à la catastrophe mondiale trois ans plus tard.
Et voici que la même question est posée en ce moment, au moment où Marioupol s’effondre sous les bombes, en d’incessants et parfois d’indécents commentaires : faut-il envoyer des armes à celles et ceux qui combattent la “bête immonde” maintenant tapie sur les rives de la Moskova ou faut-il les laisser se faire dévorer les mains nues ou brandissant de dérisoires bouteilles enflammées ?
N’avons-nous pas appris ? Ne voyons-nous pas, trop occupés que nous sommes à “consommer” (devrais-je dire à nous goinfrer ?) que “le ventre est encore fécond d’où surgit la bête”, qu’elle ne déploie pas sa haine forcenée, sa violence inouïe seulement sur les rives de la Moskova mais aussi sur celles de la Seine, du Manzanares, du Tibre et du Rhin ?
Ne voyons-nous pas que la bête s’avance à l’abri des boucliers que sont les vocables Nation et Patrie, qu’ici même elle grimace sur tous les écrans brandissant les étendards ensanglantés de la Nation et de la Patrie, qu’elle s’avance fourberie à la gueule, braillant des hymnes guerriers, prête à bondir sur la proie offerte, cet appareil d’État tant convoité, pour en faire un Léviathan ou un Béhémoth, un monstre quoi qu’il en soit, et s’y maintenir à tout prix comme l’ont fait tous les dictateurs parvenus au pouvoir ? Cela s’appelle fascisme.
Ne sait-on pas à suffisance que l’idéologie fasciste repose sur ces trois piliers essentiels que sont le principe d’autorité totale et totalisante incarné par le culte du chef et figé dans l’appareil d’État, le mythe de la Nation célébré sous la figure de la Patrie, la désignation d’un bouc émissaire : le Juif, le “rouge” et, aujourd’hui le “nazi ukrainien” sur les bords de la Moskova, l’immigré sur les rives de la Seine.
Comment alors peut-on encore s’interroger quant à la pertinence, à la nécessité de fournir des armes à celles et ceux qui vivent et meurent en ce moment même sous les bombes ? Je ne peux, à cet égard, que partager la brillante analyse de Pierre Dardot et Christian Laval citant Etienne Balibar qui rappelle que face à l’invasion russe de l’Ukraine “ le pacifisme n’est pas une option” et que “l’impératif immédiat c’est d’aider les Ukrainiens à résister. Ne rejouons pas la non-intervention".
Il faut bien sûr leur donner des armes comme ne le firent pas les démocraties de 1939 (et ne pas oublier par la même occasion que si L’Union soviétique envoya des armes en Espagne, de piètre qualité d’ailleurs, ce fut à prix d’or). Et il faut bien sûr accueillir les réfugiés aussi dignement que possible, mieux en tout cas que ne furent “accueillis” par l’État français les combattants espagnols.
Il est vrai toutefois que si l’État faillit des femmes et des hommes braves de ce pays, particulièrement de la région d’Occitanie, accueillirent véritablement les “refugiados” dépenaillés et hagards.
J’ose écrire le nom de ces braves : Jeanne et Robert Durou, Céline Rouquié, Georges Pivaudran, Jaurès Chaudru, maire de Souillac, René Yronde et le père Léonard, maire de La Cave qui nous hébergea dans une antique bâtisse du hameau de Meyraguet et, les nommant, rendre hommage à celles et ceux, les braves d’aujourd’hui qui, à leur tour, accueillent les nouveaux réfugiés.
Je ne peux cependant conclure (provisoirement) sans m’indigner du traitement infligé depuis trop longtemps à ces autres réfugiés parvenus en Europe à travers les déserts et les mers, fuyant eux, elles aussi les guerres et la misère, fuyant la mort. Je ne peux que m’indigner et condamner la discrimination dont sont l’objet ces femmes et ces hommes.
Je ne peux que condamner le discours “fascistoïde” de la ressemblance et de la dissemblance, de ceux qui nous ressemblent et ceux qui ne nous ressemblent pas.
N’est-il pas temps, enfin, après tant de massacres, de jeter aux poubelles de l’histoire les figures monstrueuses de la Nation et de la Patrie et de rejoindre Lamartine disant je ne sais plus à quelle occasion que “l’égoïsme et la haine ont seuls une patrie. La fraternité n’en a pas”.
Ou Montesquieu disant : “je suis nécessairement homme et je ne suis français que par hasard” et de rejoindre Kant dans son “projet de paix perpétuelle” (1795) : "Hospitalité signifie le droit qu'a un étranger arrivant sur le sol d'un autre de ne pas être traité en ennemi par ce dernier (...), le droit qui revient à tout être humain de se proposer comme membre d'une société, en vertu du droit à la commune possession de la surface de la terre, laquelle étant une sphère, ne permet pas aux hommes de se disperser à l'infini, mais les contraint à supporter malgré tout leur propre coexistence, personne, à l'origine, n'ayant plus qu'un autre le droit de se trouver en un endroit quelconque de la terre."
Ou encore ceci : Mais tout frileux imbécile qui n’a rien au monde dont il peut s’enorgueillir se rejette sur cette dernière ressource, d’être fier de la nation à laquelle il se trouve appartenir par hasard. (Schopenhauer, “Aphorismes sur la sagesse dans la vie. Cité par Anselm Jappe in “La société anthropophage”, p. 71, note 71).
N’est-il pas temps ?

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