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Jesús
Elle était là, dans le magasin. Il me fallait pourtant bien ressemeler mes croquenots. Depuis le temps. Ils avaient fait la guerre, la nôtre. Un fumeur invétéré me les avait troqués contre une ration de cigarettes. Je ne fume pas. Je n’ai jamais fumé. Je ne sais pas pourquoi. Là-bas, dans la Colonne, ils fumaient tous. Je n’ai même pas essayé, pas une fois. Par orgueil peut-être. Je pense parfois que la cigarette est un artifice, une manière d’occulter la réalité. Peut-être. Je refusais l’alcool également, la gourde que l’on me tendait au moment de quitter l’abri pour monter à l’assaut. Je voulais éprouver chaque seconde de ma vie, sans artifice. Enfin je crois, je ne sais pas. Ce sont des idées qui me viennent, parfois.
Je me décidai donc, ce matin-là, à descendre au bourg, chez Robert, le seul magasin à des kilomètres à la ronde où l’on trouvait aussi bien des clous de charpentier que d'antiques et poussiéreuses dentelles. Il aurait, j’en étais sûr, de quoi me tailler des semelles dans l’un de ces vieux pneus qui s’amoncelaient derrière sa boutique. Je les poserais moi-même. J’avais les outils nécessaires ici, dans ma maison. Je n’en reviens toujours pas. Une maison, solide, massive, antique avec une vaste terre tout autour garnie de chênes au pied desquels se nichent des truffes. Je ne savais même pas ce que c’était que des truffes avant d’arriver ici. Par hasard. J’y repense souvent, le soir, assis au coin du cantou, comme disent les gens pour désigner leurs imposantes cheminées. Ou, quand le temps le permet, assis sur le banc de pierre, adossé à la façade, les yeux perdus à l’horizon, au moutonnement des collines derrière lesquelles s’enfouit lentement le soleil abandonnant derrière lui de vastes bigarrures dont les couleurs vives un instant, rose, orange, rouge, pâlissent alors que s’estompe l’azur et que le silence alentour engloutit les derniers chants d’oiseaux.
Le hasard, ou je ne sais quoi. La providence dit-on parfois, le contraire du hasard. Je ne sais pas. J’aime bien l’idée de hasard. A cause des atomes épicuriens dont la sarabande nous octroie peut-être une parcelle de liberté. La providence m’apparaît plutôt comme une main impitoyable qui nous pousse et nous broie, au bout du compte. Au bout du compte je ne sais toujours pas ce qu’il en est de la liberté. De ma liberté. Malgré les livres lus, Juan Manuel m’a appris à lire pendant la guerre, malgré les conférences écoutées avec attention, malgré d’autres livres lus ici. Je les emprunte à la bibliothèque du bourg voisin. Il m’arrive même de conseiller la bibliothécaire selon les besoins créés par mes lectures précédentes.
Ce quelque chose, hasard, providence ou rien, qui me poussait déjà, bien avant la guerre, quand, enfant, je partais de bon matin avec mes moutons, les moutons du village rassemblés pour la pâture et que j’avais pour tâche de ramener le soir après une journée d’un mortel ennui sur cette étendue caillouteuse du plateau de la Mancha en rêvant aux aventures du Chevalier à la triste figure que m’avait contées le vieux don Eusebio.
Le hasard, donc, m’avait fait naître là comme d’autres naissent ailleurs, on ne sait pourquoi. Le hasard m’avait enrôlé dans cette colonne parce qu’elle passait par là. J’étais jeune, je n’avais pas la moindre idée de ce qui se passait dans le monde. Pas la moindre idée des raisons pour lesquelles tant de gens se battaient dans tous le pays. Le hasard, encore, m’avait gardé en vie au cours de multiples combats sur tous les fronts. Le hasard, enfin, me conduisit ici, sur ce causse, après avoir fui le « camp de travailleurs étrangers » dans lequel on m’avait enfermé et où l’on m’avait placé devant l’ignoble alternative : retourner en Espagne ou m’engager dans la Légion étrangère.
J’ai fui. Pour la première fois de ma vie j’ai choisi. Pour la première fois de ma vie j’ai accompli un acte de volonté. A moins que ce soit encore le hasard, je ne sais quelle combinaison de corpuscules aptes à produire cette volonté. Je ne sais plus. Quelle peut bien être la cause de cette volonté soudaine sinon une volonté antérieure ? Et ainsi de suite, à reculons, de volonté antérieure en volonté antérieure. A jamais. Je sais seulement que soudain je ne voulais plus être ballotté, je ne voulais plus me battre. Plus jamais. J’en avais trop vu.
Et j’avais trop lu. Tout ce qui me tombait sous la main. Je savais trop de choses maintenant. La guerre m’avait appris. J’avais vu la mort, j’avais respiré son odeur et vu son ombre ondoyer autour de corps désarticulés, je l’avais vue sur ces visages qu’elle figeait soudain en un ébahissement stupéfait. Mais aussi et peut-être surtout, je ne supportais plus la compagnie des hommes. J’en avais trop vu. Et de toutes sortes, des idéalistes intransigeants, des courageux inconscients, des lâches fanfaronnant et des lâches honteux, des égotistes, des chefs se proclamant communistes ou anarchistes qui se vautraient dans l’autorité, qui ordonnaient des exécutions sans sourciller. Et parfois des hommes bons, des sages qui croyaient en la bonté originelle de l’homme, proies faciles pour les cyniques et les impudents. J’en avais trop vu et j’avais beaucoup lu. Pourtant je ne savais pas ce qu’il en était du hasard et de la volonté. Je ne sais toujours pas.
J’ai marché à flanc de coteau, traversé des combes verdoyantes et des forêts de chênes sombres. Et j’ai pris pied sur ce plateau sous ce ciel qui semble toujours prêt à s’affaisser sur la pierraille du causse. J’ai longé un muret de pierres sèches, grises, tachetées de noir et je suis parvenu à cette maison qui, maintenant, est ma maison.
(A suivre)
Précédents ouvrages à propos de la guerre d'Espagne:
Los Incontrolados, chronique de la Colonne de fer, ed. Acratie, 1997
Histoires de guerres, de révolutions et d'exils (Teruel,1936 - Souillac...), ed. Acratie
Notre guerre (Nuestra guerra), The BookEdition, 2019