Je n’ai pas été manifester le dimanche 11 janvier. Non par indifférence à la "liberté d’expression" mais par respect pour la liberté, la liberté tout court : je ne vais pas revenir ici sur ce qu’il y avait de profondément scandaleux dans ce groupe sombre d’hommes et femmes d’Etat dont nombre d’entre eux emprisonnent sans vergogne celles et ceux qui dans leur pays ont revendiqué la liberté.
Ni sur cet insupportable détournement du sens de l’acte spontané des premiers manifestants accourus à la République, cette grandiloquente récupération de la douleur, de l’effroi et de l’indignation par une élite autoproclamée, étatique, politique et médiatique, par, comme disent en Espagne les militants de Podemos, cette caste. Récupération au nom de la Nation, de l’Unité nationale, auxquelles en revanche, je reviendrai.
La Religion et La Vérité
Mais il va, en premier lieu, s’agir ici de religion(s), raison pour laquelle je m’abrite d’emblée dans l’ombre bienfaisante de Pierre Hadot disant ceci :
En fait le problème n’est pas celui du catholicisme mais celui des religions. […] Elles ont été et demeurent encore pour l’humanité, notamment les religions du Livre, la source de guerres, de persécutions impitoyables, de souffrances de millions d’hommes et de femmes. Je ne sais pas si l’humanité parviendra à se libérer de ce besoin religieux. Pour ma part, je dirais avec Einstein : "Je suis un non-croyant profondément religieux". Si l’on entend par religion l’émerveillement devant le mystère du monde et de la nature. (Hadot, entretien donné à Thierry Grisset, Le Nouvel Observateur, juillet 2008).
Encore convient-il pour plus de clarté de préciser le sens des mots. Il sera donc entendu ici par religion : "une pratique liée à une foi déterminée et à une certaine doctrine de la divinité" (dictionnaire historique, A. Rey). Pratique et doctrine, convient-il d’ajouter, portées par une structure sociale, donc temporelle, organisée et hiérarchisée, se donnant pour mission de dire et d’imposer la Vérité.
La Vérité, dis-je, mais il faut alors préciser le sens de cette capitale et du déterminant défini qui la précède, car il ne s’agit pas ici d’une vérité exprimant une conformité avec le réel qui serait alors de l’ordre de l’entendement. Il ne s’agit pas non plus de ma vérité, de notre vérité, d’une vérité, ces déterminants possessifs ou indéfinis dégradant la Vérité en triviale opinion parmi tant d’autres.
La Vérité s’agissant des religions du Livre est nécessairement une, nécessairement absolue, elle est Dieu car Dieu seul est Vérité. Et par là, toute ambiguïté, toute appréhension du terme comme concept éminemment énigmatique est immédiatement annihilé par l’affirmation de Dieu : La Vérité est Dieu, Dieu est La Vérité.
Les religions sont potentiellement totalitaires
Abrupte résolution, abrupt anéantissement du doute mais qui assignent à l’homme de Vérité non seulement le devoir de partager La Vérité mais de l’imposer à l’autre. Car ne pas l’imposer reviendrait à introduire le doute et donc à s’écarter du discours prophétique tel que le définit Spinoza :
Le prophète est celui qui ne démontre pas mais qui affirme ; il revendique la vérité sans la fonder sur une démonstration, à la différence du discours rationnel. Le discours prophétique donne une injonction qui exige d’être mise en application. (Pierre-François Moreau, "Que sais-je", 1422)
Et c’est en cela, en cette injonction et en cette exigence d’être mise en application que les trois religions sont potentiellement totalitaires. L’histoire des religions ne met-elle pas en évidence que tous les moyens, de la propagande au supplice, de l’exercice de la charité à celui du pouvoir d’Etat, à cette bénédiction donnée aux régimes dictatoriaux les plus sauvages, tous les moyens ont été mis en œuvre au fil du temps pour appliquer l’injonction.
On l’aura compris, la religion dont il s’agit ici n’est pas de l’ordre de ce recueillement intime, de cet émerveillement, de ce sentiment océanique selon l’expression de Romain Rolland, de ce vertige camusien qui saisit une femme scrutant l‘immensité du désert sous un ciel gorgé d’étoiles (l’Exil et le royaume).
Cette religion est celle qui au nom de La Vérité a usé et use encore de tous les moyens de coercition disponibles selon les circonstances et selon les époques et qui comme toute idéologie dogmatique sécrète nécessairement de la violence car la Vérité ne souffre aucune modération, aucune interprétation : Vérité et modération sont antinomiques. La Vérité ne peut être relative car elle est.
Depuis l’horreur des Inquisitions jusqu’aux bénédictions par l’église catholique des crimes franquistes et sa collaboration à ces crimes, jusqu’aux tueries au nom d’Allah en passant par le Herem[1] édicté contre Spinoza par sa propre communauté, la Religion n’a cessé de produire et de porter la violence.
Je souhaite, comme Pierre Hadot, que l’humanité se débarrasse de ces simagrées, de ces agenouillements, de cette théâtralité, de ces contes pour enfants, comme le dit Spinoza, de manière que chacun(e) puisse vivre pleine ment cet émerveillement éthique qui ne doit rien au passé, qui n’attend rien du futur, moins encore d’un ineffable paradis, pour mieux s’émerveiller du présent.
M’élevant ainsi contre la Religion en tant que structure temporelle, organisation sociale oppressive, ne prétendant porter aucune vérité, je suis en situation, contrairement aux esprits missionnaires, de respecter toutes croyances, fois, doutes, interrogations, angoisses et émerveillements intimes.
Telle est la raison essentielle qui m’a interdit de participer à cette marche le 11 janvier. La religion une fois de plus venait de tuer et cela ne serait dit sur aucune banderole. Bien au contraire, des esprits missionnaires seraient là, marchant contre les "déviances", les "extrémismes", suppliant d’éviter les "amalgames" et refusant de songer un instant que ce qu’ils nomment extrémismes sont les comportements inéluctables portés par La Religion, elle-même porteuse de La Vérité, portés par tous les dogmatisme, religieux ou athées. L’histoire du dogmatisme, de tous les dogmatismes ne nous enseigne-t-elle pas que, paraphrasant Jaurès, la Religion (toutes les religions) porte la violence comme la nuée porte l’orage.
Pour autant je ne me suis pas senti seul. Parcourant ma collection de Hara-kiri et Charlie, je communiais mieux que battant le pavé avec l’anticléricalisme, le pacifisme, l’antimilitarisme, l’écologisme, en un mot l’anarchisme exprimé sans relâche depuis un demi-siècle dans ces pages qui ne jaunissent toujours pas.
L’unité nationale comme la religion efface la réalité sociale
Mais il est une autre raison (outre la présence de cette horde de gouvernants sans vergogne mentionnée ci-dessus). Comment, en effet marcher sous les plis tricolores de l’union sacrée, de cette unité nationale qui, comme la Religion efface toute réalité sociale : plus de pauvres, plus de riches, plus de maîtres, plus de domestiques, tous frères pour un instant sous l’aile déployée de la Nation confondue avec la République, à l’ombre de croix, de croissants, d’étoiles et aux accents guerriers d’une Marseillaise qui sert à tout, qui a trainé ses couplets vengeurs dans les fanges gorgés de sang.
Comment alors saisir cette fascination de millions d’êtres humains pour ce que La Boétie, dans son fameux Discours, que je ne me lasse pas de relire, appelle "le nom d’un" ? Et voici que me parvient fort à propos le dernier numéro de "Philosophie magazine" traitant précisément de La Boétie et dans lequel Frédéric Gros nous éclaire aussi lumineusement qu’il le fait commentant Foucault ou philosophant par les chemins de randonnées :
Le mystère du pouvoir dépendrait d’un rapport d’enchantement, d’une fascination première qui tiendrait les consciences captives, charmées par le seul "nom d’un", dit-il avant de poursuivre :
C’est comme si, à travers cet enchantement - dans la vénération idiote ou la crainte idolâtre -, chacun ne tirait son sentiment d’être que de l’adoration béate de cette image luxurieuse d’un Tout puissant. Et je ne me sens « quelqu’un » (sujet du prince, d’une NATION, membre d’un « Nous », identité nommable) que de lui emprunter un peu de son existence imaginaire, lui qui se tient visible, nommé séparément, bien au-delà de l’anonymat général.
Puis encore :
L’aliénation du peuple se joue au niveau de ce fantasme d’unité. Il faut donc fuir un appel qui ne fait que reconduire la logique aliénante. Il s’agit plutôt de faire confiance à la pluralité : réseaux fraternels, groupuscules d’honnêtes hommes…
Et concluant :
Le principe d’inquiétude que nous avons reçu de La Boétie demeure dès lors intact : se demander si ce par quoi nous rendons nos vies plus intenses ne nous fait pas toujours davantage obéir.
Il me semble maintenant mieux comprendre pourquoi je n’ai pas répondu à l’appel de ce "nom d’un", de cette "Unité Nationale", il me semble…
[1] -A l’aide du jugement des saints et des anges, nous excluons, chassons, maudissons et exécrons Baruch de Spinoza avec le consentement de toute la sainte communauté et en présence de nos saints livres et des six cent treize commandements qui y sont enfermés. Nous formulons ce herem comme Josué le formula à l’encontre de Jéricho. Nous le maudissons comme Elie maudit les enfants et avec toutes les malédictions que l’on trouve dans la Loi. Qu’il soit maudit le jour, qu’il soit maudit la nuit ; qu’il soit maudit pendant son sommeil et pendant qu’il veille. Qu’il soit maudit à son entrée, qu’il soit maudit à sa sortie. Veuille L’Eternel allumer contre cet homme toute Sa colère et déverser sur lui tous les maux mentionnés dans le livre de la Loi ; que son nom soit effacé dans ce monde et à tout jamais…etc.
Le document s’achève par l’avertissement suivant : « sachez que vous ne devez avoir avec Spinoza aucune relation ni écrite ni verbale. Qu’il ne lui soit rendu aucun service et que personne ne l’approche à moins de quatre coudées. Que personne ne demeure sous le même toit que lui et que personne ne lise aucun de ses écrits ». (Steven Nadler : Spinoza, Bayard 2003)