
J’ai lu ses premiers livres, “La ciudada y los perros”, “La casa verde”, “Conversación en la catedral” avec quelque chose comme de l’émerveillement tant l’écriture me semblait novatrice et maîtrisée avec ses temporalités bouleversées, ses points de vue narratifs déroutants, ses personnages excessifs, parfois jusqu’au grotesque, toujours magistralement campés dans une langue fascinante miroitant d’américanismes venus de loin. Je n’avais pas encore, à cette époque, lu Faulkner auquel il doit tant, ni Proust auquel il doit aussi et lui me révélait une Amérique Latine dont je ne savais rien car je n’avais pas, non plus, lu Garcia Marquez et eu la révélation de son “réalisme magique”.
Et puis je l’ai délaissé. Non pour des raisons littéraires mais pour des raisons “politiques”. Oh, je sais bien qu’il n’est nul besoin pour apprécier une œuvre de connaître la biographie de son auteur. Dans la polémique sur cette question entre Sainte-Beuve et Proust je me situe résolument du côté de ce dernier quand il affirme que : un livre est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. J’en suis persuadé et pourtant je n’ai jamais pu lire Céline au-delà du “Voyage au bout de la nuit” ne pouvant oublier qui il était, comme je n’ai pas poursuivi ma lecture de Vargas Llosa quand après être passé brièvement par le Communisme et avoir célébré, avec nombre d’autres intellectuels, la révolution cubaine, Fidel et le Che, il plongea dans le libéralisme le plus cynique pour barboter dans l’opulence que lui octroyait ce libéralisme dont il devint le héros portant, d’hôtels de luxe en appartements somptueux, la voix de la “liberté” sur tous les continents.
Il lui avait fallu du temps, tout de même, pour réaliser que la révolution cubaine, libertaire à ses débuts, avait dégénéré très vite en une dictature des plus féroces. Il est vrai qu’il n’était pas le seul, il fallut aussi du temps à Sartre et Beauvoir fascinés par la personnalité de Fidel lors de leur visite à Cuba en 1960, soit un an à peine après la victoire de la Révolution mais, déjà, Sartre dans son fameux reportage publié par France-Soir, “Ouragan sur le sucre” laissait percer son inquiétude en formulant cette question qu’il posa directement à Castro : comment éviter que la Révolution ne dévore ses propres enfants ?
Et puis en 1971 “l’autocritique” du poète cubain Herberto Padilla décille enfin les yeux de cette soixantaine d’intellectuels qui font part dans une lettre à Castro “de leur honte et de leur colère” face à la “confession” de Padilla. Vargas Llosa, quant à lui, démissionne du comité de la revue “Casa de las Americas” de La Havane pour effectuer son plongeon dans la fange libérale convaincu, aime-t-il à dire, par les livres de Hayek et de Friedman qui le conduisent à soutenir les politiques de Reagan et Thatcher puis, établi en Espagne, celles du franquiste José Maria Aznar et pour faire bonne mesure celle de Berlusconi en Italie.
Il participe en octobre dernier à la Convention du Parti populaire, parti de la droite héritière du franquisme (en compagnie d’ailleurs de N. Sarkozy) où il proclame : “lo importante no es que haya libertad, sino votar bien” (l'important ce n’est pas qu’il y ait la liberté, mais c’est de voter bien). Et il le dit sans ambages : bien voter c’est voter pour la droite. De sorte que ces jours derniers, il bafouille pour essayer de “rattraper le coup” d’autant plus que le lendemain de sa sortie électoraliste qui fait la une de tous les médias espagnols son nom apparaît dans les Pandoras Papers indiquant qu’il s’est assuré les bons soins d’une société offshore dans les Iles Vierges depuis 2015 pour gérer ses droits d’auteur et ses propriétés disséminées un peu partout, dit-on. Ce qui lui attira la réplique de Antonio Garcia Ferreras, journaliste de la chaîne “la Sexta”, peu suspect de gauchisme excessif : “il faut bien voter mais aussi bien payer ses impôts !"
On s’interroge alors, au-delà de toute polémique : comment peut-il se faire qu’un tel écrivain, qu’un tel artiste sombre ainsi dans ce qu’il faut bien appeler une certaine forme d’avilissement ? N’y a-t-il pas dans cette pathétique tentative de “théorisation” du libéralisme comme seule forme de liberté possible la recherche éperdue d’une justification intellectuelle de son goût du luxe, de son goût du “fric” ?
Mario Vargas Llosa occupera à l’Académie française le siège laissé vacant par Michel Serres...