Mario Vargas Llosa vient de commenter les dernières élections en Espagne dans un long article publié ce dimanche par El País. Il constate, comme tout le monde, que le résultat de ce scrutin a sonné la fin du « bipartisme », cette alternance entre PP et PSOE, période, dit-il, qui fut « une des meilleures de l’histoire de l’Espagne ». Elle permit en effet une « Transición » pacifique de la dictature à la démocratie et le fameux « miracle espagnol », ajoute-t-il, qui fit de l’Espagne un modèle pour, particulièrement, l’Amérique Latine.
De Fidel à Reagan
Mario Vargas Llosa est un immense écrivain à l’égal sans doute de son meilleur ennemi Gabriel García Márquez. Ne sont-ils pas tous deux Prix Nobel ? Je me souviens qu’il fit un bref passage, au début des années 1970, à l’Université de Vincennes où je suivais un cours sur son premier livre « La ciudad y los perros », donné par son ami Ruben Barreiro Saguier, poète paraguayen qui finira ambassadeur du Paraguay post Stroessner à Paris de 1995 à 2003. Ce premier roman, comme ceux qui suivirent, « Conversación en la catedral », « La casa verde »…, furent pour moi comme pour bien d’autres une découverte et un ravissement.
C’était l’époque où les salles du département d’espagnol de Vincennes résonnaient des divers accents de l’Amérique latine et c’était le temps où nombre de ces exilés qui avaient soutenu avec ferveur la révolution cubaine prenaient leurs distances avec Fidel. Mario Vargas Llosa fut l’un d’eux et sans doute très vite l’un des plus virulents anticastriste et anticommuniste. Mais contrairement à d’autres qui n’en demeurèrent pas moins des « hommes de gauche », lui découvrit Aron après avoir été sartrien, mais surtout découvrit aux Etats Unis Adam Smith, Hayek et Friedman, entre autres, ce qui parait-il, fut une illumination qui le conduisit à soutenir toujours avec la même ferveur Ronald Reagan et Margaret Thatcher, puis Aznar en Espagne et Berlusconi en Italie.
Le miracle espagnol
De sorte qu’aujourd’hui, bien sûr, il se désole de l’apparition des nouveaux partis mais surtout de celle de Podemos car il sait bien que Ciudadanos est non moins « libéral » que lui. Il se désole de ce que le « turno », cette alternance entre les deux vieux partis ne perdure pas. Et peu lui importe s’il s’avère aujourd’hui que ce « miracle espagnol » qui l’émerveille, accompagné de la non moins miraculeuse « movida » ne fut en réalité qu’un bref moment d’ébriété collective après quarante ans de dictature au cours duquel le n’importe quoi (bétonnage de la côte méditerranéenne, folie furieuse urbanistique bâtissant n’importe comment et n’importe où à l’instar de ce loufoque Val de Luz, ville fantôme maintenant) et la corruption s’en donnèrent à cœur joie.
Il reconnaît, comment faire autrement ?, que la corruption fut le « cancer » de cette période et qu’il affecta aussi bien le PP que le PSOE et qu’il est sans doute plus responsable que « la crise » elle-même de la situation actuelle. Mais évidemment à aucun moment il ne se pose la question de savoir si cette corruption (qu’il n’a jamais dénoncée que je sache durant ces années frénétiques comme l’ont fait d’autres écrivains, Montalban par exemple) ne serait pas par hasard inhérente, consubstantielle, au libéralisme dont il s’est fait le porte-drapeau.
Il se réjouit même, contre mauvaise fortune bon cœur, à la perspective que ces nouveaux partis pourraient moraliser quelque peu la vie politique. De même qu’il se félicite de l’évolution de Podemos vers ce qu’il appelle la « vocation centriste » que Iglésias aurait proclamée. Ce qui prouve qu’il fait semblant de ne pas comprendre le concept de « centralité » (et non de centrisme) théorisé par Podemos car je ne peux imaginer qu’il ne comprenne vraiment pas.
Mais peut-être se complaît-il tout simplement à tordre la réalité quand elle ne lui convient pas comme un vulgaire politicien libéral qu’il soit du PP ou du PSOE. Ce qu’il fait d’ailleurs allègrement à propos du référendum proposé par Podemos pour tenter de résoudre l’historique question catalane. Il attribue, péremptoire, à Pablo Iglesias de proposer un référendum en faveur de l’indépendance de la Catalogne alors qu’il sait bien, du moins pouvons-nous l’espérer, que Podemos s’est toujours prononcé pour le maintien de la Catalogne dans une Espagne plurielle.
La coalition
Et maintenant ?, s’interroge Vargas Llosa, comment sortir de cette situation de blocage institutionnel ? Eh bien mais en tournant les yeux vers l’Allemagne bien sûr et en réalisant une grande coalition avec le PP, le PSOE et Ciudadanos. Ainsi l’Espagne pourra poursuivre son chemin enchanté vers la liberté et le bien-être libéraux. Et qu’importe à Vargas Llosa, que ce libéralisme dont il se fait le héros à travers le monde qu’il sillonne en classe de luxe pour vendre ses conférences, se reposant d’un si dur labeur dans des cinq-étoiles, que lui importe les six millions de chômeurs, les millions de précaires, les expulsions de logements, les enfants et petits-enfants obligés de venir vivre chez leurs parents et grands- parents, qu’importe puisque tous ces pauvres (évitons les euphémisme si prisés des libéraux, nommons ce qui est à nommer) sont libres. Libres, puisqu’ils vivent dans une démocratie libérale.
Vargas Llosa le sait mieux que personne, ses romans nous en assurent, que les pauvres sont des personnes qui ne s’appartiennent pas comme le disait Aristote des esclaves, des hommes, certes, mais qui ne s’appartiennent pas. De sorte qu’un chômeur ne s’appartient pas, un précaire ne s’appartient pas ni un travailleur rivé à sa tâche avec la peur au ventre de perdre son emploi.
Mais aujourd’hui comme au temps d’Aristote ne faut-il pas une multitude de femmes et d’hommes astreints aux tâches prosaïques, ces tâches qui doivent bien être assumées pour que les hommes libres, vraiment libres, puissent s’adonner à l’Art, sachant que la politique est l’art de la vie dans la cité ?
De sorte que pour Vargas Llosa rien ne serait mieux qu’une coalition, un pacte entre partis véritablement libéraux c’est-à-dire le PP, le PSOE et Ciudadanos. Bien sûr il faudra veiller à l’avenir que nul ne profite du pouvoir pour se « remplir les poches » dit-il textuellement et ainsi les choses continueront comme devant, les chiffres du chômage noteront une nette amélioration passant de 22 à 20 tandis que la croissance poursuivra sa croissance, que les expulsions aussi se poursuivront et que les jeunes iront toujours vivre chez leurs parents ou s’exileront, tout cela dans la paix et la sérénité qui permettra aux hommes libres de s’adonner aux arts et à Mario Vargas Llosa de continuer à parcourir le monde de palace en palace pour vendre ses conférences, l’esprit en paix et la conscience légère.
Un homme comme tous les hommes
Quant aux mesures préconisées par Podemos telles que celles-ci : un élu ne doit pas recevoir d’indemnité supérieure à trois fois le salaire minimum, interdiction des « portes tournantes » autrement dit du « pantouflage», interdiction des expulsions sans solution de relogement, limitation du nombre de mandats, institution d’un référendum révocatoire à mi-mandat du gouvernement, etc., curieusement, de tout cela Vargas Llosa ne dit mot car tout cela n’est rien d’autre que cet extrémisme qu’il ne cesse de dénoncer à longueur de tribune au nom de la liberté, ce mot dont s’est saisi l’idéologie libérale pour occulter ce qui constitue son essence, l’inégalité et l’injustice.
Il n’en demeure pas moins que Mario Vargas Llosa est un immense écrivain. Mais aussi un homme comme le dit Sartre dans la dernière phrase des « Mots » : « Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui ».
Mais aussi un citoyen quand il s’exprime en tant que tel c’est-à-dire politiquement, un citoyen auquel sa qualité d’écrivain ne confère nulle compétence particulière de sorte que son opinion n’est qu’une opinion parmi tant d’autres et, en l’occurrence, une opinion qui manifeste excellemment son appartenance à ce que les militants de Podemos nomment très pertinemment la caste.