A Miguel Peciña Anitua
In memoriam
Le titre du livre de F. Lenoir « Le miracle Spinoza », associé à la photo d’un auteur radieux, ne pouvait, par ces temps d’incitation marchande à la « méditation », que susciter la curiosité de lecteurs potentiels mais aussi l’attention de lecteurs avides de nouveautés philosophiques que l’association du terme miracle au nom de Spinoza ne manquerait pas de faire sourciller.
Car en effet, qu’est-ce qu’un miracle et qu’est-ce que Spinoza ? Prenons les chemins de traverse pour une première approche et considérons par exemple les indications qui nous sont données par Christian Godin dans son inestimable Dictionnaire philosophique :
Miracle, donc : Fait inexplicable par des causes naturelles et qu’on attribue à une action divine.
Ou encore : résultat merveilleux dont les conditions et les causes échappent à la connaissance et à la raison.
Et, puisque le dictionnaire est ouvert, portons-nous sans délai à l’entrée Spinozisme : le spinozisme est un strict rationalisme qui arrache la métaphysique au domaine du religieux en supprimant toute idée de transcendance.
N’apparait-il pas alors une relation d’incompatibilité dans le rapprochement de ces deux termes à moins qu’il ne s’agisse tout bonnement d’une recherche d’effet « oxymorique ». D’autant plus que F.L. lui-même nous informe (P. 63) que « Spinoza ne croit pas au miracle ».
Mais alors, ne sommes-nous pas dans le cas de nous interroger quant à l’intention qui préside à cette juxtaposition sur la couverture d’un livre consacré à un philosophe dont le titre de l’œuvre principale affirme le rationalisme sans la moindre ambiguïté : « Etica more geometrico demontrata » (Ethique démontrée à la manière des géomètres) ?
Il n’en demeure pas moins que ce livre « Le miracle Spinoza » constitue me semble-t-il une très bonne introduction aux textes souvent ardus de Spinoza et particulièrement à son « Ethique ». Je dois confesser pour ma part que je sollicite depuis des années, pour m’aider dans cette lecture, les lumineuses « leçons sur Spinoza » de Ferdinand Alquié.
Mais après tout pourquoi lire Spinoza est-on en droit de se demander ?
Le projet de Spinoza, nous dit F. Alquié est de transformer l’homme et de lui donner par la philosophie ce que les religions lui promettent dans un autre monde. Ce qui est une première bonne raison.
Parce que, nous assure F. Lenoir la philosophie de Spinoza libère l’homme et le conduit à la Joie. Liberté, donc et Joie, propositions qu’il convient alors d’examiner et de préciser avant peut-être de déceler, chemin faisant, d’autres bonnes raisons à cette lecture.
La joie spinoziste est une des trois affections fondamentales, les deux autres sont le désir et la tristesse. Par joie, dit Spinoza, j’entendrai une passion par laquelle l’âme passe à une perfection plus grande, par tristesse une passion par laquelle elle passe à une perfection moindre. Cependant les choses ne sont pas si simples : on peut par exemple s’interroger sur le sens de cette perfection qui ne cesse de croître et de décroître, de n’être donc jamais parfaite.
On se doute alors que cette « perfection » spinozienne n’a rien à voir avec l’acception courante (vulgaire dirait Spinoza) de la perfection en tant qu’elle est un état de total achèvement, de total accomplissement, puisque ce qui importe, explique Alquié dans cette approche de la joie c’est précisément le passage, le mouvement.
De sorte que le passage à une plus grande perfection serait alors l’accès à une plus intime connaissance de la réalité, de Dieu (nous sommes au 17e siècle) qui n’est autre que la Nature (par réalité et par perfection, j’entends la même chose nous dit Spinoza). Sans oublier le « retour réflexif », cette conscience, précise Spinoza, de ce qui est accompli, de ce qui est vécu, de ce passage à une plus parfaite connaissance. Et c’est cette conscience non pas qui produit la joie mais qui est la joie.
Je ne suis pas sûr alors que l’exemple de la rencontre amoureuse exposé par F. Lenoir soit absolument pertinent car il s’agit là d’une joie-passion en cela que notre corps est affecté par des causes extérieures et que l’âme, idée du corps (monisme spinozien) est soumise elle aussi à la passion. Plus que de joie il s’agit là de ce plaisir que Spinoza nomme titillatio (chatouillement) ou de gaieté qu’il nomme hilaritas.
La Joie spinozienne avec une majuscule n’est pas une passion, n’est pas cette exubérance radieuse (et sans doute passagère) qui illumine le visage de F. Lenoir (il me revient ici ce mot de Victor Hugo dans « les Misérables » à propos du père Madeleine : voilà un homme heureux qui n’a pas l’air content), elle est acte, acte de connaissance rationnelle, elle est effort constant et conscient de persévérer dans son être (conatus) de sorte que le salut, nous explique Alquié (P.257), ne consistera pas à passer de la tristesse à la joie-passion mais de passer de la passion à l’action c’est-à-dire à la raison en actes.
Peut-être, mais alors qu’est-ce que ce « salut » dont je ne trouve d’analyse convaincante ni chez Alquié, ni chez Lenoir ? Je risquerai volontiers l’hypothèse qu’il est dans l’acte même de connaissance, non pas dans le résultat de cet acte mais dans son accomplissement. Je ne sais si par la connaissance on atteint à la béatitude mais je crois savoir que l’on parvient, parfois, à un certain apaisement.
Venons-en maintenant, bien conscient de l’insuffisance du traitement de la Joie, à la question de la Liberté et donc pour commencer à celle (bien que tellement rebattue) du libre arbitre. Pour Spinoza, nous explique F. Lenoir « le libre arbitre n’est qu’une illusion ». Voyons comment le formule Spinoza lui-même et surtout comment il le démontre.
Examiner la question du libre arbitre nécessite d’examiner préalablement celle de la volonté, évidemment, ce que fait Spinoza dans la première partie de son Ethique, c’est la proposition XXXII :
La volonté ne peut être appelée cause libre mais seulement cause nécessaire.
Démonstration :
La volonté de même que l’entendement est un certain mode de penser et ainsi chaque volition ne peut exister et être déterminée à produire quelque effet sinon par une cause déterminée, cette cause l’étant à son tour par une autre et ainsi à l’infini. […]. De quelque manière donc qu’on la conçoive, une volonté finie ou infinie requiert une cause par où elle soit déterminée à exister et à produire quelque effet et ainsi (Definition7) ne peut être dite cause libre, mais seulement nécessaire ou contrainte.
Lumineux ! La cause me semble entendue. Et si besoin était le cartésien F. Alquié confirme :
L’homme se croit libre parce que, ayant conscience de ses actions, et aussi, en bien des cas, ayant conscience d’accomplir des actions conformes à son désir, il ignore les causes de son désir et donc de lui-même […]. Par conséquent la croyance au libre arbitre est erreur. Elle est erreur d’imagination, elle vient de ce que j’ignore les causes de ce qui me fait agir (P. 178). Qu’en est-il alors de la liberté si tous mes actes de volonté sont déterminés par un acte antérieur, lui-même déterminé, etc… et ainsi à l’infini ?
Comment être libre ? Comment se défaire de ces causes qui me font agir, de ces déterminations qui font ce que je suis mais que j’ignore ? Est-ce que le salut de l’homme est encore possible, interroge Alquié (P.210).Oui, répond Spinoza confirmant l’hypothèse avancée ci-dessus, oui, le salut est possible par la connaissance, car être et savoir ne sont qu’un.
Et c’est ainsi que la notion de salut s’éclaire peut-être : le salut est acte, acte même de connaître : je me sauve tant que j’agis par raison et entendement, par tentative incessante de connaître car la connaissance est action incessante pour parvenir à ce que Spinoza décrit comme le troisième genre de connaissance, cette « connaissance intuitive » qui n’est rien d’autre que la prise de conscience que je suis, que je ne suis rien d’autre qu’un mode c’est-à-dire une parcelle de la Substance, un infime fragment de la Nature mais qui contient toute la Nature.
Il suit de tout cela que l’acte de connaissance s’applique d’abord et sans cesse à moi-même sachant que, selon cette définition de Kant qui me semble particulièrement éclairante et spinozienne, « la connaissance est le savoir avec conscience ».
A ce point on pense évidemment à la fameuse inscription gravée sur le fronton du temple de Delphes, le fameux « connais-toi toi-même ». Mais alors, si je suis une partie de la Nature il convient de se défaire du sens vulgaire de cette maxime, de cette égotique introspection et de prendre conscience qu’il s’agit bien plutôt d’un élément méthodologique de l’acte de connaître : se connaître soi-même pour connaître la nature dont je suis un mode, autrement dit prendre conscience de sa raison et de son entendement pour connaître Dieu, c’est-à-dire la Nature (Deus sive Natura).
Pour autant il demeure l’étrange et angoissante impression après cette « exécution » du libre arbitre, cette illusion, que l’on ne sait toujours rien de la liberté et que l’on s’engloutit peu à peu dans cet Absurde camusien dont on ne sait comment on en sortira. Il convient peut-être alors de revenir au B-A, BA de Spinoza, à ces huit définitions qui inaugurent son Ethique. La liberté donc :
Cette chose est dite libre qui existe par la seule nécessité de sa nature et est déterminée par soi seule à agir. Cette chose est dite nécessaire ou plutôt contrainte qui est déterminée par une autre à exister et à produire quelque effet dans une condition certaine et déterminée.
Il semble bien que nous n’en soyons pas plus avancé, que cette liberté que nous nous plaisons tant à invoquer en la moindre circonstance ne soit qu’un leurre. D’autant plus que F. Alquié commente cette définition en ces termes (P. 168) :
Il semble donc bien que Dieu seul puisse répondre à une semblable définition […] Dieu étant totalité, rien d’extérieur ne peut peser sur lui […]. Dieu est donc cause libre, en même temps du reste qu’il est cause nécessaire.
En revanche on ne voit pas du tout comment l’homme qui est un mode pourrait parvenir à une telle suffisance, puisque la définition du mode c’est que précisément il ne se suffit pas, il est dans autre chose et par autre chose.
A ce point, ne faut-il pas en convenir ? Je ne suis évidemment pas libre car je ne suis pas Dieu, chacune des décisions que je crois prendre « en toute liberté » sont en réalité déterminées par un ensemble de circonstances qui ont fait ce que je suis, qui ont décidé de ce que je croyais être ma libre volonté.
Suspendons ici, provisoirement, cette tentative de réflexion pour avouer que, contrairement à F. Lenoir, je suis obligé de constater, s’agissant de la Joie, du Salut, du libre arbitre et de la Liberté que Spinoza loin d’être miraculeux nous abandonne profondément désemparés : il n’y a pas de joie en tout cas pas cette joie « yukaïdi, yukaïda » qui ruisselle du visage et de l’écriture de F. Lenoir, il n’y a pas de libre arbitre qui est pure illusion, il n’y a plus de mérite, il ne saurait en effet y avoir de mérite sans libre arbitre (par les temps méritocratiques que nous vivons il ne serait pas inutile de revenir à l’insensé de la notion de mérite démontré « géométriquement » par Spinoza), de sorte que la liberté est un leurre, il n’y a plus rien.
Il reste Dieu car Dieu seul est un, Dieu seul est cause de soi, est Substance nous répète Alquié (P. 375), mais Dieu est la Nature, la Nature avec un N majuscule et non simplement le monde, à moins que l’on ne puisse inverser la proposition ce que sans doute Spinoza à son époque et dans sa situation ne pouvait faire : non pas « Dieu est la nature » mais « la Nature est Dieu » ce qui signifie qu’il n’y a rien d’autre que la Nature, non seulement sa matérialité (l’étendue spinozienne) mais son mystère (la pensée), cet Inconnu qui est sans cesse à connaître… pour être, pour se saisir soi-même. Pour le dire avec les mots d’Alquié, la saisie de soi « c’est une sorte d’être au monde, une sorte de saisie irréductible de soi comme mêlé au monde, et dépendant du monde ».
Mais, me semble-t-il, tout cela n’est pas sans conséquences et F. Lenoir souligne fort bien, citant abondamment le « Traité théologico-politique » à propos de la foi et la raison que « l’une et l’autre ont leurs royaumes propres : la raison celui de la vérité et de la sagesse, la théologie celui de la ferveur croyante et de la soumission » de sorte que toujours selon le « Traité » :
L’Écriture a apporté aux hommes une immense consolation. Tous, sans exception, peuvent obéir, tandis qu’une fraction assez faible du genre humain atteint à la valeur spirituelle sans autre guide que la raison.
Je ne vois pas, cependant, que F. Lenoir tire de cette observation ce qu’il s’ensuit comme conséquence évidente pour les temps que nous vivons dans ce que l’on nomme République et Démocratie. De même que je ne vois nulle part, dans les discours savants, d’attention portée à cette division sociale exprimée par Spinoza entre ceux, innombrables, portés par la ferveur croyante à laquelle ils obéissent, pour lesquels l’Écriture peut être une immense consolation et cette fraction assez faible du genre humain guidé par la raison. A une exception près, celle de Pierre Hadot s’excusant humblement en ces termes en conclusion de son travail sur Goethe, ce spinoziste cher aussi à Lenoir :
Je n’ai pas la prétention d’affirmer que le consentement à l’être proposé par Goethe et hérité en partie des stoïciens et de Spinoza, soit la réponse la plus parfaite au problème tragique de l’existence humaine. Je me contente de proposer un modèle qui peut convenir ou non à tel ou tel lecteur. Pour ma part, je suis séduit par cette attitude d’émerveillement. Toutefois, j’ai depuis longtemps des scrupules que j’ai exprimés plusieurs fois déjà. D’une part cette attitude intérieure n’est-elle pas réservée qu’à des privilégiés ? E t, d’autre part, peut-on se résigner à acquiescer à l’immense souffrance dans laquelle est plongée la plus grande partie de l’humanité, broyée par les appétits de pouvoir et de richesse, ou par le fanatisme aveugle d’un petit nombre d’hommes sans scrupules. (Pierre Hadot, « N’oublie pas de vivre, Goethe et la tradition des exercices spirituels », Albin Michel, 2008).
J’aurai sans doute à revenir plus avant sur ces mots essentiels : consentement à l’être, tragique de l’existence humaine, émerveillement, privilégiés…
Constatons pour l’instant que si le salut, dont nous ne savons toujours pas ce qu’il est, ni béatitude béate, ni paix absolue de l’âme mais peut-être tout simplement cette recherche constante de cohérence, vertu stoïcienne s’il en est, cohérence entre ces deux attributs spinoziens « étendue » et « pensée », autrement dit cohérence entre, dirions-nous aujourd’hui, les discours que nous tenons et les actes que nous accomplissons, entre, finalement, notre dire et notre faire, si le salut, donc, est non pas seulement dans la contemplation mais dans l’action, action « en pleine conscience » (expression reprise aujourd’hui, on le sait, par des « méditateurs » qui oublient parfois de citer leurs sources), quelle autre action serait plus cohérente que de travailler comme on le peut à réduire cette injustice regrettée par Hadot ? Citons-le une nouvelle fois :
La vie philosophique ne consiste pas uniquement dans la parole et l’écriture mais dans l’action communautaire et sociale. C’était déjà l’opinion d’Épictète et de Marc Aurèle. C’est aussi dans cette perspective de l’agir qu’il faut comprendre la maxime goethéenne […] « N’oublie pas de vivre ».
Pourtant, je suis dans le cas de constater que ni Lenoir, ni Alquié ne renonçant à Dieu (comme le fit Hadot, ce prêtre défroqué), à ce Dieu transcendant qui n’est pas la Nature de Spinoza mais est extérieur à et créateur de la Nature ne sont, par là-même, pas en situation de satisfaire à cette cohérence stoïcienne qui me semble être la seule à laquelle nous puissions prétendre en raison.
Bien au contraire, et je ne peux qu’exprimer ma circonspection à la lecture des arguments exposés par F. Lenoir (pages 96 à 100) en une sorte de défense désespérée des religions.
Je reconnais volontiers qu’il expose fort honnêtement l’attitude de Spinoza face aux religions :
Certes il sape les fondements de la religion juive, mais il sape tout autant le fondement dogmatique de la foi chrétienne… ou encore plus loin : Bref, la religion, comme le diront deux siècles après lui Auguste Comte et Ludwig Feuerbach, correspond à un stade infantile de l’humanité.
Mais il passe un peu vite, me semble-t-il, sur Bergson et ses deux religions. La vérité m’oblige à dire que, contrairement à Frédéric Lenoir semble-t-il, je ne suis absolument pas un familier de Bergson, je me contenterai donc de commenter les citations de Lenoir :
Il (Bergson) distingue en effet une religion « close » ou « statique » qui correspond bien à celle critiquée par Spinoza, dont la fonction dogmatique et normative vise à assurer la cohésion sociale. Mais il s’intéresse aussi à une autre face de la religion, « ouverte » et « dynamique » cette fois, à travers l’expérience mystique.
La question ne se pose-t-elle pas aussitôt de savoir ce que c’est que cette « cohésion sociale » ? Chacun, athée, agnostique ou croyant lucide (pour autant que les termes ne soient pas incompatibles) ne se trouve-t-il pas dans le cas d’avoir à réfléchir à ce que c’est que cette « cohésion sociale » et de conclure qu’il s’agit bien plutôt pour l’immense majorité des humains de soumission sociale ? Et ainsi cette religion « critiquée par Spinoza » n’apparaît-elle pas comme le dispositif de pouvoir assurant la perpétuation d’un ordre social, d’une « cohésion sociale » inique ?
En outre, les mêmes athées, agnostiques ou croyants de bonne foi ne sont-ils pas en mesure d’assurer que ce qu’ils perçoivent surtout dans l’histoire des trois religions du Livre n’est autre qu’un éclaboussement de sang qui se poursuit de nos jours encore ?
Je doute fort, en outre, que « l’expérience mystique » fondée sur la foi et l’amour de Dieu puisse conduire à « une véritable liberté intérieure, une pratique exemplaire de la justice et de la charité et un formidable élan créateur » (P99).
Il conviendrait, me semble-t-il, plutôt que de passer si vite, si superficiellement sur de telles affirmations de s’interroger sur la manière dont la « soumission » à qui ou quoi que ce soit, fût-ce Dieu peut conduire à une quelconque « liberté » fût-elle intérieure. Cette soumission ne conduit-elle pas plutôt qu’à je ne sais quelle liberté, quelle béatitude, pour demeurer avec Spinoza, à une résignation mortifère ? Quant à «l’élan créateur », je ne crois pas du tout qu’il prenne naissance dans « l’expérience mystique » mais bien plutôt dans la contemplation de ce que Hadot désigne comme « émerveillement devant la beauté du monde » ou plutôt de la Nature spinozienne, dans la contemplation active, c’est-à-dire dans la tentative désespérée mais exaltante de connaître, de comprendre et d’exprimer l’émotion produite par cette contemplation.
De même conviendrait-il de réfléchir à cette « pratique exemplaire de la justice et de la charité » et se demander s’il n’y a pas là encore incompatibilité radicale entre ces deux vocables. Ainsi en viendrait-on sans doute à mettre en évidence que la charité impliquant nécessairement un donateur et un quémandeur, c’est-à-dire un plus ou moins riche et un plus ou moins pauvre, à mettre en évidence, donc, que le geste charitable fige les protagonistes dans leur être et ainsi justifie et perpétue l’injustice : la main tendue n’est jamais effacée par la piécette qui vient se loger en son creux.
Il ne serait pas alors inutile de réfléchir à la notion de partage qui ne nécessite nulle référence à quelque transcendance que ce soit mais prend naissance dans la seule activité de la raison, partage qui tendant à restaurer l’égalité, restaure par là-même la justice.
Je ne suis pas sûr du tout que comme l’affirme F. Lenoir « la religion relie les individus dans une ferveur émotionnelle » (P.99). Que la religion relie certains individus, cela ne semble guère faire de doute, mais qu’elle indiffère au moins autant d’autres individus, cela non plus ne fait guère de doute. Les Lumières, l’Égalité, la Fraternité, La Révolution, le Socialisme, le Communisme ont aussi créé une certaine ferveur émotionnelle et comme la religion, certes à un degré moindre, une culture et un art de sorte que l’histoire des religions que l’on veut aujourd’hui réintroduire dans les programmes scolaires (alors qu’elle y figure déjà) doit être aussi l’histoire du faire front aux religions, ces combats incessants menés par les Libres penseurs, les athées et les agnostiques «de toute confession », combats pour la liberté d’expression et la laïcité dont Spinoza est le plus brillant des précurseurs un siècle avant la Révolution française.
Quant au rapport de Spinoza à Dieu, je ne peux partager le jugement que Frédéric Lenoir exprime ainsi (P. 135) : Faire de Spinoza le premier grand penseur « athée » (je ne saisis pas le sens de ces guillemets) comme on le lit un peu partout, chez qui l’idée de Dieu serait totalement absente est un énorme contresens. […] Dieu tel qu’il le conçoit traverse toute son œuvre et toute sa philosophie éthique…
Si contresens il y a il me semble résider dans l’emploi par Frédéric Lenoir du mot « Dieu » de manière extrêmement vague, à l’exact inverse de Spinoza, de manière pourrait-on dire a-mathématique, a-géométrique et tout simplement a-rationnelle. Car Spinoza pour sa part est par son fameux « Deus sive Natura » (Dieu c’est-à-dire la Nature) d’une extrême précision comme il l’est dans les six définitions qu’il donne dans la première partie de son Éthique (de Dieu).
Très logiquement l’auteur met alors en garde contre « une lecture (très courante) matérialiste de Spinoza qui en a très vite conclu qu’il réduisait Dieu à la matière ».Mais cette observation apparaît non seulement confuse mais sans doute erronée. Je ne vois pas, en effet, comment le Deus sive Natura avec son N majuscule puisse ne renvoyer qu’à la matière car ce serait là la négation de son propre monisme (l’âme est idée du corps). Il me semble renvoyer plutôt à cet « émerveillement » cher à Pierre Hadot. Ce que paradoxalement me semblait suggérer Frédéric Lenoir écrivant (P 131) : « Ce que Spinoza entend par Nature (écrit avec une majuscule) ce ne sont pas les fleurs, les plantes et les oiseaux, c’est le cosmos entier dans toutes ses dimensions visibles et invisibles, matérielles et spirituelles ».
C’est-à-dire cette Substance et ses deux attributs l’Étendue et la Pensée, cette Substance et son inconnaissable mystère car c’est en cela, en cet inconnaissable, que Dieu est la Nature.
Évidemment le foisonnement conceptuel de l’œuvre de Spinoza est tel que chaque lecteur peut sans doute y trouver la confirmation ou l’infirmation de ses propres intuitions.
Ainsi, certaines formulations de Frédéric Lenoir ont attiré mon attention, celle-ci par exemple (P.144) :
La philosophie pessimiste de Schopenhauer est très vraisemblablement liée à sa santé fragile et à son anxiété, comme la pensée optimiste de Montaigne à sa puissance corporelle et à sa joie de vivre.
Je ne suis pas sûr que disant cela l’auteur ne commette à l’encontre de Spinoza « le péché de dualisme », car la « joie de vivre » précédant et étant cause de «la pensée optimiste » dispense l’heureux Montaigne de rechercher la Joie puisqu’elle est déjà là.
Parvenu au terme de cette brève réflexion il convient de rappeler le questionnement initial qui la provoqua. Il s’agissait de comprendre l’intention qui conduisait l’auteur (et sans doute l’éditeur) à associer dans le titre de l’œuvre le terme « miracle » au nom de Spinoza. Il me semble pouvoir suggérer maintenant qu’il s’agit pour Frédéric Lenoir comme ce fut le cas pour Ferdinand Alquié de faire revenir Spinoza dans le giron de Dieu, de récupérer Spinoza au nom de Dieu. Ferdinand Alquié le dit ainsi dans sa dernière leçon :
Il est absolument clair que le Dieu de Spinoza est un Dieu-Nature, personne n’en doute. Il est absolument clair aussi que la substance de Dieu, c’est la substance du monde. Il est absolument clair que nous ne trouvons pas chez Spinoza de Dieu transcendant et séparé de la nature. Mais on ne peut, de ce fait, considérer la pensée spinoziste comme une sorte de naturalisme […]. Il me semble au contraire que le but de Spinoza en tout ceci est de montrer que même dans le monde mathématique qui est le sien […], la religion ou du moins tout ce qu’il y a de positif dans la religion doit être et peut être sauvé. En sorte que le Dieu de Spinoza, à mon avis, mérite bien le nom de Dieu.
Ne se pourrait-il pas alors que la réponse à ma question quant au « Miracle Spinoza » se trouve dans le verbe « sauver » employé par Ferdinand Alquié. Ne s’agit-il pas pour ces deux philosophes de « sauver » Spinoza en le ramenant à leur Dieu et par là, peut-être, de se sauver eux-mêmes ?
Mais alors n’est-ce pas écarter un peu vite le combat de Spinoza pour libérer l’homme ? N’est-ce pas oublier un peu vite son combat pour la liberté de penser, de publier, de conscience c’est-à-dire la liberté de ne pas croire en un Dieu extérieur à la Nature et de le proclamer. N’est-ce pas oublier un peu vite la terreur sanglante menée tout au long des siècles au nom de ce Dieu transcendant ? N’est-ce pas oublier ou vouloir masquer de toutes les façons que vivre ce n’est pas se soumettre, fût-ce à Dieu, mais se dresser contre toutes les tentatives de soumission. Que vivre, enfin, c’est la révolte camusienne contre l’Absurde que c’est selon Goethe cité par Hadot (N’oublie pas de vivre, p.272) :
N’oublie pas de vivre, n’oublie pas ta tâche quotidienne, l’action que tu dois accomplir au service des hommes, en un mot : ton devoir.
Préconisation à laquelle j’ajouterais volontiers celle-ci : vivre c’est agir, vivre c’est se révolter, vivre c’est contribuer, autant que faire se peut, à changer un monde insupportablement inique et cela non sous la contrainte ou la crainte de Dieu mais simplement, librement, humainement, guidé par la raison.
Enfin je ne peux quitter Spinoza, provisoirement, sans citer une fois de plus Pierre Hadot et sa « Philosophie comme manière de vivre » à laquelle j’adhère absolument :
« Le drame du catholicisme, c'est de s'être rapidement éloigné du message évangélique (sans doute depuis Constantin) avec l'installation du pouvoir temporel des papes, avec les fastes de la liturgie, l'Inquisition... Le dernier concile avait apporté quelques corrections à cet état de fait, mais le pape actuel (comme son prédécesseur) paraît bien vouloir liquider cet héritage. En fait, le problème n'est pas celui du catholicisme, mais celui des religions. Elles semblent toutes avoir déformé le message de leurs fondateurs. Elles ont été et demeurent encore pour l'humanité, notamment les religions du Livre, la source de guerres horribles, de persécutions impitoyables, de souffrances pour des millions d'hommes et de femmes. Je ne sais si l'humanité parviendra à se délivrer de ce besoin religieux. Pour ma part, je dirais avec Einstein: «Je suis un non-croyant profondément religieux.» Si l'on entend par religion l'émerveillement devant le mystère du monde et de la nature. »