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Billet de blog 30 janvier 2024

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Le mérite, cette passion triste

Mérite, égalité des chances, autorité,uniforme, distribution des prix, Marseillaise, service national, levé des couleurs : l'exécutif a donc décidé de ressortir la grosse mais antique artillerie comme vient de le confirmer en termes ridiculement martiaux le premier ministre dans sa déclaration de politique générale.

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Mérite, égalité des chances, autorité,uniforme, distribution des prix, Marseillaise, service national, levé des couleurs : l'exécutif a donc décidé de ressortir la grosse mais antique artillerie comme vient de le confirmer en termes ridiculement martiaux le premier ministre dans sa déclaration de politique générale.

Face à cet autoritarisme débridé, il importe maintenant, comme l'écrit Edgard Morin dans une récente chronique, de « passer à la Résistance ». Mais, la résistance à quoi ?

La résistance à ces miasmes idéologiques qui vont, partout dans le monde, s'insinuant jusque dans les écoles pour domestiquer les esprits d'enfants et y inclure les « valeurs » aux relents fétides de tous les totalitarismes.

S'agissant de l'école, passons rapidement sur l'improbable « ascenseur social », espace dont l'exiguïté limite nécessairement le nombre des « transportés », sur le quasi oxymore « égalité des chances » aux relents pétainistes1 où les très hasardeuses « chances » pâlissent de leur confrontation avec la rigueur mathématique de l'égalité, pour en venir au « mérite» et à son accouplement avec le providentiel «talent» .

Selon Pierre-Michel Menger (« Le talent en débat », PUF, 2018) le talent (en tant que capacité ou disposition ou potentialité) exacerbe la tension fondamentale entre mérite et inégalité. En effet alors que les talents ont été distribués parmi les humains de façon fort inégale (par qui, Dieu, la Nature, le Hasard ou la Providence?), comment peut-on parler de mérite ? D'autant plus que, conçu comme la combinaison du talent, de l'effort et de la volonté, le mérite est censé justifier les inégalités, ajoute P-M Menger.

Autrement dit l'inégalité est au fondement même du talent puisque les talents sont inégalitairement distribués, puisque nous ne sommes pas tous dotés ni des mêmes talents ni de la même capacité à mobiliser notre volonté. Et, précisément, qu'en est-il de cette volonté constitutive du mérite ?

Ici s'impose le recours à Spinoza qui, en rupture avec Descartes, démontre que la volonté n'est pas libre, car, déclare-t-il : « Il n'y a dans l'âme aucune volonté absolue, ou libre mais l'âme est déterminée à vouloir ceci ou cela par une cause qui est aussi déterminée par une autre, et cette autre l'est à son tour par une autre, et ainsi à l'infini » (Éthique, proposition XLVIII). Autrement dit nous tombons à pieds joints dans le trope de la régression à l'infini d'où l'on ne peut s'extirper qu'en refusant de faire appel au mérite, cette passion triste.

Aléatoire répartition de capacités hyperbolisées en talents, volonté amputée d'absolu et de liberté, le talent se retourne contre le mérite pour l'annihiler de sorte qu'il n'en reste rien sinon quelques débris constitutifs d'une fiction justificatrice d'une logique de domination.

Que deviennent alors les pauvres euphémisés en « défavorisés » dont les « talents » dégradés en « employabilités » sont depuis leur venue au monde, étouffés par la pauvreté ? Ces pauvres que le président, au cours d'une récente intervention-spectacle, prétend « domestiquer » en revêtant leur corps d'un uniforme masquant les signes de leur pauvreté, en leur ordonnant de chanter une Marseillaise qui, si elle fut brièvement révolutionnaire, s'est muée en vocifération de « supporters » racistes et de politiciens rancis, en ressuscitant le bon vieux service militaire sous les oripeaux clinquants et mystificateurs du SNU ?

Qu'en est-il alors de la méritocratie au moment où le président de la République exhorte la jeunesse à se mettre au garde-à-vous face « aux couleurs », cette méritocratie dont on sait bien depuis que Michaël Young en 1958 « inventa » le terme qu'elle s'oppose à la justice comme l'ont amplement démontré les travaux de John Rawls (Théorie de la justice), de Machel Sandel (La tyranie du mérite) ou plus près de nous Marie Duru-Bellat (le mérite contre la justice)

Cette méritocratie qui sonnant la fin des privilèges féodaux et héréditaires porte en elle une autre manière d'hérédité sous la figure du déterminisme social c'est-à-dire de la reproduction des positions sociales.

Ce n'est évidemment pas en réinstallant cette barrière vermoulue entre les classes de troisième et de seconde sous la forme de l'antique brevet (BEPC) de manière à écarter les élèves décrétés non-méritants que l'on agira en justice.

Ce n'est évidemment pas par des cache-misère tels que la réduction des effectifs dans quelques classes ou la création de groupes de niveau, c'est-à-dire, trêve d'euphémismes, de « bonnes » et de « mauvaises classes » que l'on affrontera la redoutable question de l'inégalité scolaire, manifestation la plus déplorable de l'inégalité sociale.

Ce n'est pas en pêchant quelques « talents » dans les ghettos, euphémisés en « quartiers », que l'on changera quoi que ce soit à la situation déplorable des populations les plus pauvres.

Quel gouvernement, quelle autorité politique osera attaquer le mal à la racine, mettre en œuvre une véritable politique de lutte contre l'inégalité sociale qui passe nécessairement par la résorption des ghettos, ce que la vieille loi SRU (Solidarité et renouvellement urbain) du 13/12/ 2000 n'a évidemment pas fait tant les « quartiers riches » ont les moyens d'acheter leur splendide isolement et de détourner ainsi leur regard de la misère du monde ? Il ne faudra pas, alors, s'étonner si le ghetto se referme sur lui-même et édicte ses propres lois avec les conséquences tragiques que l'on sait.

Ne vient-il pas à l'esprit, ce faisant, que ces dispositifs dont il vient d'être question, que ces vocables et métaphores improbables enveloppés dans le concept de méritocratie ne sont rien d'autre que la « bonne conscience » dont se parent tous les conservatismes qui, pour refuser l'Égalité, brandissent « l'égalité des chances » et la méritocratie laquelle, me semble-t-il, n'a jamais été condamnée plus sévèrement que ne le fit voici 2000 ans un certain Paul dans son épître aux Corinthiens :

Car qui est-ce qui te distingue? Qu'as-tu que tu n'aies reçu? Et si tu l'as reçu, pourquoi te glorifies-tu, comme si tu ne l'avais pas reçu?

Telles sont, me semble-t-il, quelques unes des raisons qui nous dictent de « passer à la résistance » avant qu'il ne soit trop tard.

1-Le régime nouveau sera une hiérarchie sociale. Il ne reposera plus sur l'idée fausse de l'égalité naturelle des hommes, mais sur l'idée nécessaire de l'égalité des "chances" données à tous les Français de prouver leur aptitude à "servir". (Pétain : discours du 11 octobre 1941)

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