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Billet de blog 31 août 2022

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Éducation : le Président n'était pas au courant !

« Alors on m'a dit : il y a des projets d'établissement. Ça fait cinq ans que je suis Président de la République, et je n'étais pas au courant de ça » (Discours de la Sorbonne du 25 Août). Tentons donc de combler si béantes lacunes en matière d'éducation et de pédagogie. 

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Illustration 1

Depuis 1981 et le ministère d'Alain Savary, le débat sur la pédagogie du projet n'a cessé de se développer pendant des années et de manière parfois quelque peu abrupte au sein de l'institution éducative. Le président aurait dû se renseigner auprès de son ex-ministre Blanquer, car les archives du ministère doivent déborder de comptes rendus de ces débats, mais il est vrai que la pédagogie active n'était pas la tasse de thé de ce dernier, il préférait, lui, l'omnipotence des « chefs ».

Le document le plus élaboré et le plus pertinent que nous pouvons porter à la connaissance du Président et peut-être à celle de son nouveau ministre est connu des enseignants s'intéressant à la pédagogie comme « la brochure bleue » intitulée « Souillac ou... Le projet d'établissement » éditée par le Centre national de documentation pédagogique sous la houlette de la direction des collèges du ministère de l'Education et qui rend compte du séminaire qui se tint dans ma bonne ville de Souillac (Lot) les 11, 12 et 13 octobre 1982.

La consultation de ce document lui aurait évité de réinventer la poudre et de réaliser soudain qu'en matière d'éducation et de pédagogie le « verticalisme » jupitérien « malgré l'excellent travail de tout un chacun, (sic)» ne fonctionne pas, que « tout ne va pas bien dans le meilleur des mondes » et que « notre système scolaire ne corrige pas suffisamment les inégalités de naissance ». N'est-ce pas le moins que l'on puisse dire ?

Et puis voici qu'il se laisse aller à rêver : « nous rêvons que nos enfants s'épanouissent à l'école... , voilà qui va ravir ceux que je nomme « les instructeurs » qui ne jurent eux que par la « transmission », c'est-à-dire l'inculcation, autrement dit le « gavage ».

Il rêve encore que l'école « permette à tous de choisir leur destin », formulation celle-ci qui n'est pas sans poser problème : qu'est-ce donc que ce destin ? Quelle part de déterminisme, de fatalisme, de fatum, d'amor fati, constitue ce destin ? Y a -t-il dès lors quelque place pour une parcelle de libre arbitre ? Et voici qu'il s'inquiète du vieux serpent de mer de la formation professionnelle qu'il n'est pas un ministre depuis un demi-siècle qui ne se soit juré de la réformer.

Et voici qu'il se fait (une fois de plus) révolutionnaire s'écriant dans cet amphithéâtre qui en a entendu d'autres en matière de révolutions : « cette révolution que je vous demande […] c'est une révolution culturelle ! ». Foin « des méthodes trop pensées d'en haut », ce qu'il veut c'est « une méthode nouvelle qui part du bas », et plus d'autonomie pour les établissements, et donner aux enseignants les moyens de s'organiser collectivement, bref, une pédagogie pour ainsi dire libertaire.

Raison pour laquelle je me permets très immodestement sans doute de citer un livre que je rédigeai naguère et qui traite, précisément, de pédagogie libertaire, donc, comme la brochure bleue de Souillac, de la pédagogie du projet. Car à y regarder d'un peu près les choses se compliquent singulièrement, et ce n'est pas d'aujourd'hui. Voici :

Il est, dans toute société, des tâches inéluctables que nul ne choisirait d'accomplir... s'il avait le choix. Comment alors sont désignés celles et ceux qui auront, leur vie durant, à assumer ces besognes prosaïques, fort souvent mortifères? Telle est, au fond, la question à laquelle doit répondre tout projet éducatif soucieux de justice sociale. Car un projet éducatif est toujours un projet de société. Et cette question est sans cesse posée depuis des millénaires et sans cesse chassée d'un revers de main.

Les vieux Grecs, eux, avaient résolu la question. Aristote le disait ainsi : « si les navettes tissaient d'elles-mêmes et les plectres pinçaient tout seuls la cithare, alors, ni les chefs d'artisans n'auraient besoin d'ouvriers, ni les maîtres d'esclaves ». Autrement dit, pour que les hommes, c'est-à-dire les hommes libres, puissent vivre une vie consacrée au « loisir », c'est-à-dire à l'Art, sachant que la politique est l'art de la cité, il convient que les esclaves se chargent du « prosaïque ». Autrement dit, on le voit, l'esclave est un « outil » mais, dit encore Aristote, « animé » ou, peut-on dire également aujourd'hui, une ressource... humaine.

[...] Cependant, l'esclavage aboli, la question de la justice s'en fait impérative. Car, si « ceux qui ont la possibilité de s'épargner les tracas domestiques ont un préposé qui remplit cet office tandis qu'eux-mêmes s'occupent de politique ou de philosophie », ne convient-il pas de se demander comment seront désignés les préposés aux « tracas domestiques » et plus généralement les préposés aux tâches les plus rébarbatives, ceci en toute justice ? John Rawls tente de répondre par sa «Théorie de la justice », laquelle implique une « réelle » discrimination positive, une politique qui «doit s'employer à privilégier le juste par rapport à l'efficace ». La question pourtant demeure, surgissant sans cesse, inéluctablement, implacablement.

Illustration 2

Comment pourrait-il en être autrement puisque, justement, celles et ceux qui par leur position sociale, leur capital culturel, sont en situation de poser la question sont ceux qui précisément, ne sacrifient pas aux tracas domestiques parce qu'ils ont un ou des « préposés » pour cela. Parce qu'ils ont au cœur de ces « profondes inégalités de destin entre ceux qui vont subir leur vie et ceux qui vont jouir de leur vie » (E. Morin, La Voie, p.113). Mais qu'est-ce que cela jouir de sa vie ? C'est « vivre poétiquement » !

Vivre poétiquement ! Nul ne se hasarderait, par ces temps de matérialisme dur, à proférer une telle Idée. Edgar Morin, lui, peut le faire, l'a fait depuis longtemps et réitère son propos en l'explicitant : « vivre poétiquement, c'est vivre pour vivre ». Puis, « la politique de civilisation nécessite une pleine conscience des besoins poétiques de l'être humain ».

Et cette Idée n'est rien d'autre, me semble-t-il, que l'interpellation actuelle et pressante de la justice sociale par l'impératif écologique et libertaire : comment construire, en justice autant qu'il se peut, un mode de vie sur cette terre qui ne détruise ni l'homme ni la terre ?

Mais alors, la question de l'école ne devient-elle pas celle-ci ? : comment construire une école dont la mission doit être de permettre à chaque enfant de se réaliser comme homme libre dans une vie « éthico-poétique » (Foucault) sachant que les tâches ingrates doivent être assumées et la Terre-patrie préservée ? Comment construire cela en justice ? Tout projet éducatif écartant la question des tâches inéluctables (la prose, dit Morin) et celle de la vie sur cette terre se révélera vain ou, plus probablement, révélera la volonté de perpétuer les structures sociales actuelles et l'idéologie qui les sous-tend, celle qui affirme l'injustice comme inéluctable, comme « naturalité » aristotélicienne : il faut bien des « instruments » puisque les navettes ne vont pas seules.

Or, il n'est plus possible aujourd'hui, quelques révolutions accomplies, de poser comme voici vingt-cinq siècles l'injustice en « allant-de-soi ». De sorte que se déploie un discours idéologique qui en appelle au bon sens, au gros bon sens déclarant que ce qui existe est ce qui peut exister et qu'il ne peut exister rien de véritablement différent.

Cette idéologie de la conservation fondée sur l'inéluctabilité de l'injustice (car il faut bien que le prosaïque soit assumé) se déploie en articulant quelques artifices conceptuels qui relèvent de l'escroquerie intellectuelle : ainsi du « mérite » et de son corollaire « l'égalité des chances », de la « valeur travail », de la « compétition » et de la « réussite »... mesurée en volume d'accaparements réalisés.

A l'inverse, penser une autre école c'est affronter l'aporie des tâches ingrates. Une autre école est celle qui se propose d'aider, aider en effet, chaque enfant à vivre dans l'école « poétiquement », et nous verrons comment cela se réalise concrètement, de manière à lui permettre de découvrir « ce qu'il lui plaît de faire », ce qu'il lui plaira de faire sachant que les durs labeurs sont inéluctables et qu'ils doivent être assumés, sachant que l'histoire de l'humanité est celle de cette injustice primordiale où une multitude de femmes et d'hommes sont astreints au tâches accablantes pour que les hommes « libres » puissent vivre poétiquement […]

De sorte que c'est un bien dur labeur qui attend le nouveau ministre alors qu'il vient de déclarer que « l'école se débrouille mal avec les pauvres et qu'elle est injuste avec les pauvres » et « qu'il faut travailler sur la mixité scolaire […], sur l'éducation prioritaire... ».

Rappelons simplement que ces bonnes intentions (et bien d'autres) présidèrent à la création des ZEP dont la circulaire du 9 juillet 1981 en précise l'objectif : « corriger l'inégalité sociale par le renforcement sélectif de l'action éducative dans les zones et dans les milieux sociaux où le taux d'échec scolaire est le plus élevé. »

Rappelons enfin que cette politique malgré l'investissement de nombreux enseignants fut un échec, que loin d'en finir avec l'inégalité sociale et scolaire elle enferma les enfants des « quartiers » comme on ose encore dire pudiquement, dans des ghettos scolaires et sociaux .

N'y aurait-il pas là matière à réflexion pour le nouveau ministre et ce président révolutionnaire... mais qui « ne savait pas » ?

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