Nevis VD

Étudiante

Abonné·e de Mediapart

4 Billets

0 Édition

Billet de blog 28 août 2023

Nevis VD

Étudiante

Abonné·e de Mediapart

En Palestine avec ISM : nous ne pouvons pas voir la mer

[19/08-25/08] Après plusieurs semaines passées en Palestine aux côtés de l'International Solidarity Movement, j'arrive finalement à ma dernière semaine sur place.

Nevis VD

Étudiante

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Je crains le retour et la rupture nette qu'il représentera entre le quotidien en Europe et la brutalité de la vie en Cisjordanie. Dans l'entraînement qu'ISM nous offre, on nous conseille de ne pas prendre de décision majeure dans les trois mois qui suivent le retour. Plus simplement, je sais aussi que la Palestine me manquera, avec son hospitalité, sa nourriture et ses paysages, et surtout les activistes et familles que j'y ai rencontrés. C'est un contraste qui a accompagné tout mon séjour : dans ce très beau pays dévasté par l'occupation, les moments de douceur et de joie et les épisodes violents se succèdent à un rythme rapide.

Je prévois de passer ma dernière semaine dans le Nord. Il n'est pas évident de trouver quelqu'un de libre pour nous y emmener en voiture depuis Masafer Yatta où j'étais la semaine dernière, puisque ce samedi 19 août est une grosse journée pour les activistes de ces villages du Sud de la région. Près d'une centaine d'activistes palestiniens et internationaux sont venus passer la journée pour en apprendre plus sur la zone, dont une partie est sous risque d'expulsion à cause de l'installation de bases militaires israéliennes dans les environs, et pour aider au travail manuel de reconstruction des villages détruits par les colons et l'armée.

Dans le village de Susya, par exemple, il s'agit de retirer une clôture plantée il y a quelques jours par un colon israélien sur un bout de terre palestinien dans le but clair de s'en emparer et construire un avant-poste illégal à cet endroit. Samedi, trois de mes ami.e.s d'ISM se rendent au village pour entreprendre ce travail aux côtés d'autres activistes. Des colons israéliens les repèrent immédiatement et les confrontent, puis appellent leur sécurité privée (lourdement armée) ainsi que l'armée israélienne. Une fois la longue confrontation terminée, mes ami.e.s découvrent que les colons en ont profité pour crever les quatre pneus des trois voitures d'activistes présentes. Ils restent bloqués sur place tout l'après-midi. Je quitte Masafer Yatta sans pouvoir leur dire au revoir.

Illustration 1
Au village de Susya, un Palestinien remplace les pneus crevés par des colons israéliens. © International Solidarity Movement

C'est donc depuis Ramallah, ville centrale de la Cisjordanie, entre deux réunions, que je reçois les nouvelles venues du Sud le reste de la semaine. Lundi, nous apprenons la mort d'une israélienne habitant une colonie au Sud de la ville de Hébron des mains de deux Palestiniens. Dans la foulée de l'attaque, la ville subit une punition collective et est entièrement fermée, et des affrontements éclatent entre l'armée et les colons israéliens d'un côté, les Palestiniens de l'autre. Dans les villages de Masafer Yatta, nos ami.e.s sont anxieux.ses. Les incursions de colons israéliens risquent d'être particulièrement violentes et nombreuses dans la semaine qui arrive.

Mardi, trois ISMers et moi partons au petit matin pour Tulkarem, ville du Nord-Est de la Cisjordanie d'où quelques ISMers sont originaires. La ville est collée à la ligne verte, et elle contient également un camp de 25 000 réfugiés, le plus dense de toute la Cisjordanie. La densité est palpable : les rues sont surpeuplées et la différence est nette entre la ville et le camp, bien que les habitants nous assurent qu'il n'y a que peu de distinction entre les deux, si ce n'est que l'électricité est coupée dans le camp très régulièrement et que les infrastructures y sont en lambeaux. Les camps de réfugiés palestiniens reçoivent de l'aide financière de l'UNRWA (United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East), une agence de l'ONU crée spécifiquement pour la Palestine dès 1949, soit un an avant l'UNCHR (United Nations Commission on Human Rights), agence de l'ONU au mandat global, chargé de l'aide aux réfugiés dans le monde entier... exceptée la Palestine. C'est encore le cas aujourd'hui, bien que l'UNRWA soit largement sous-financée et sous-compétente par rapport à l'UNCHR. Les membres d'un comité local que nous rencontrons dans le camp de Tulkarem nous expliquent que cette situation mène notamment à un déclin de 70% des financement des services publics, notamment les écoles, depuis 1980.

Illustration 2
Les bueaux du comité sont décorés d'une broderie représentant d'anciens papiers d'identité de réfugiés du camp. © International Solidarity Movement

Ce comité est constitué en majorité de femmes bénévoles. Elles prennent la parole, une à une, pour nous dépeindre leur vie ici, dans le camp de réfugiés. L'une d'elles décrit Tulkarem comme "une salle d'attente avant de pouvoir rentrer chez [elles]", une autre comme "un cimetière pour personnes encore vivantes". Une autre femme énonce sobrement : "Nous ne pouvons pas voir la mer." C'est un sentiment poignant que j'ai déjà entendu de nombreuses fois au cours de mon séjour : la nostalgie d'un peuple d'être séparé d'un large pan de sa culture et son histoire, puisque la côte méditerranéenne est désormais entièrement occupée par Israël. Elles évoquent les incursions militaires israéliennes régulières (bien que Tulkarem soit techniquement en zone A, donc sous contrôle palestinien), mais aussi la vie quotidienne, les mariages et les fêtes.

Tout au long de la conversation, je remarque que les bureaux du comité sont décorés de nombreuses affiches marquées par la symbolique des clés. On m'explique que lors de la Nakba en 1948, les familles palestiniennes ont été expulsées de chez elles si brutalement et rapidement qu'elles avaient encore les clé de leurs maisons en poche lors de leur exode, clés qui sont aujourd'hui précieusement gardées par les familles comme incarnation de l'espoir du retour.

Notre principal interlocuteur dans le comité, qui parle bien anglais, nous donne une histoire rapide du camp. Il insiste longuement sur le fait que le Royaume-Uni, pays colonial sous mandat duquel était placé la Palestine avant que l'ONU ne découpe le territoire en 1947, porte une lourde responsabilité quant aux violences que subit actuellement le peuple palestinien aux mains de l'État d'Israël. Il nous remercie de notre solidarité et notre présence, mais souligne néanmoins qu'encore aujourd'hui, nos gouvernements en Occident soutiennent Israël. La requête de porter la résistance palestinienne jusque chez nous, en Europe, est un refrain que l'on entend constamment ici.

Illustration 3
À la ferme de Hakoritna, des oliviers poussent devant des usines chimiques israéliennes. © International Solidarity Movement

Nous quittons les bureaux pour visiter la ferme d'un ami local, établie il y a des décennies sur le principe d'une agriculture bio et viable, mais qui a vu son terrain découpé par la construction de la barrière de séparation le long de la ligne verte. Étrangement, lorsque que j'aperçois le haut mur en béton derrière les oliviers de la ferme, ma première pensée va à la ville de Berlin, où j'ai vécu un an. Après y avoir côtoyé les vestiges du mur qui parsèment la ville comme une cicatrice qui se referme doucement, il est déstabilisant d'être mise face à cet autre mur, bien debout celui-ci, long de 708km et instrument actif de l'apartheid israélien.

La ferme est également encerclée de neuf usines chimiques israéliennes adossées au mur, de l'autre côté, et polluant les sols et l'air de Tulkarem. Ces usines étaient auparavant situées beaucoup plus à l'Est dans Tel Aviv, mais les populations israéliennes locales s'en étant plaintes, elles ont été déplacées au plus près possible des territoires palestiniens au début des années 1990. Lorsque nous marchons autour de la ferme, l'odeur est abominable. Ces quartiers étaient autrefois parmi les plus chics de Tulkarem, nous explique notre guide et ami, mais aujourd'hui, ils ne sont habités que par les populations les plus pauvres. La zone entière ressemble à un chantier géant. Tout près des usines, nous passons par le kiosque à café d'une connaissance. La scène est presque comique : devant le kiosque, une pelleteuse creuse un grand trou pour un chantier quelconque, si bien que l'accès au kiosque est rendu quasiment impossible, et son propriétaire doit en sortir pour crier à la pelleteuse de lui laisser des clients.

Illustration 4
Une pelleteuse creuse juste devant la baraque à café d'un Palestinien. © International Solidarity Movement

Après cette longue journée de rencontres et de visites, deux d'entre nous reprennent la route vers Ramallah, mais je reste un peu plus longtemps dans les environs de Tulkarem pour honorer un rendez-vous qu'une journaliste membre d'ISM a organisé pour nous. Nous la retrouvons à Nur Shams, autre camp de réfugiés proche de Tulkarem qui a subi une énième incursion de l'armée israélienne le 24 juillet. Les soldats et le bulldozer militaire qui les accompagnait ont mené une offensive longue de quatre heures sur le camp, laissant derrière eux dommages matériels et blessés palestiniens, dont Mohammed Zendiq, adolescent de 16 ans que nous sommes venu.e.s rencontrer. Il est sorti hier de l'hôpital, où sa jambe droite a été amputée juste au-dessus du genou. Nous faisons sa connaissance dans une grande salle commune, où son lit médical est entouré d'une trentaine de membres de sa famille et d'amis lui tenant la main et lui amenant à manger.

Comme sa mère, il est en possession de papiers d'identité israéliens, il a donc été traité dans un hôpital de l'autre côté du mur, où son père n'a pas pu lui rendre visite pendant tout le mois de son hospitalisation. Ses deux parents nous racontent le choc de la nouvelle, le soulagement de le savoir en vie. Sa mère nous confie que le moment le plus dur pour elle fut quand l'hôpital lui a remis la jambe amputée de son fils après l'opération. Elle conclut en disant qu'elle se sent "comme n'importe quelle mère palestinienne". Mohammed, lui, répète que cette blessure ne change rien pour lui, qu'elle le rend même plus fort, qu'il aura une prothèse et que son futur reste inchangé. Pourtant, il a déjà dû interrompre ses études au lycée et risque de ne pas pouvoir les reprendre du tout, puisqu'il devra retourner à l'hôpital encore six mois.

Illustration 5
Mohammed Zendiq, 16 ans, à l'hôpital avec sa mère après avoir perdu sa jambe. © Famille de Mohammed Zendiq

Lorsque nous lui demandons quel message il voudrait transmettre, le père de Mohammed nous dit qu'il croit en la paix sans violence, mais qu'il blâme entièrement Israël pour toute violence qui survient dans les camps. Il souligne que nombre d'Israéliens soutiennent le peuple palestinien et que nombre de Juifs en Europe prennent position contre l'occupation israélienne, concluant que le gouvernement israélien et son système répressif est l'unique coupable. Je trouve l'affirmation puissante par sa lucidité, surtout dans un contexte aussi dramatique. Elle me rappelle la réponse d'un contact palestinien à la question d'une journaliste allemande qui lui demandait si le gouvernement israélien actuel causait plus de violences que le précédent car plus à droite. À cela, il a secoué la tête et répondu : "Ce gouvernement a-t-il inventé l'occupation ? N'y avait-il pas d'apartheid avant ce gouvernement ? Ça ne change rien. Tant que la Palestine est occupée, aucun gouvernement israélien ne sera mieux qu'un autre."

Nous rentrons à Ramallah après la tombée du soir, épuisés. Je sens la fatigue du mois s'accumuler. Il ne me reste plus qu'un jour avec ISM avant que je ne parte passer mes deux derniers jours dans le pays à Tel Aviv. Ma dernière mission est un peu impressionnante : le mercredi après-midi, je vais à la rencontre de l'archevêque Atallah Hanna, haut dignitaire du patriarcat grec orthodoxe de Jérusalem. C'est une figure importante de l'activisme palestinien, qui a pris part à la Seconde Intifada en 2002 et prend continuellement la parole pour dénoncer l'oppression du peuple palestinien, chrétiens comme musulmans, sous l'apartheid israélien. En réponse, il a par le passé été arrêté par les forces de l'ordre israéliennes et a subi une tentative d'empoisonnement en 2019. Rencontrer une telle personnalité est impressionnant, d'autant plus que m'entretenir avec des autorités religieuses n'est pas dans mes habitudes, mais il s'avère très amical et délicat. Il répond à nos quelques questions en prônant l'unité religieuse et la résistance palestinienne contre l'oppression israélienne et le fanatisme religieux. La rencontre est courte mais précieuse, et nous espérons pouvoir organiser une nouvelle rencontre, plus longue, dans le futur. Cela sera la tâche de prochains activistes : en ce qui me concerne, je quitte la Cisjordanie le lendemain.

Illustration 6
L'archevêque Atallah Hanna pose avec trois membres d'ISM, visages floutés par mesure de sécurité. © International Solidarity Movement

Checkpoints passés et après moins de deux heures de bus, je retrouve Jérusalem et la vie tranquille de la classe moyenne israélienne. C'est peu surprenant, pourtant je ne peux m'empêcher de remarquer immédiatement que les touristes sont largement plus nombreux que de l'autre côté du mur. Dans ces quartiers calmes et satisfaits, l'ami avec qui je suis et moi nous sentons très vite nauséeux. Pas le temps de m'y attarder : je dois préparer mon passage de la frontière, qui, s'il se passe mal, pourrait bien s'accompagner d'interdiction de revenir sur le territoire. Il s'agit de supprimer toutes les photos suspectes et tous les contacts locaux et historiques de messagerie de mon portable comme de mon ordinateur, laver mes habits susceptibles de porter les traces de gaz lacrymogène (preuve que j'ai été en manifestation), inventer un faux itinéraire de touriste pour remplir le récit du mois que j'ai passé dans le pays. C'est angoissant. Par chance, le vendredi soir, je passe à travers la sécurité de l'aéroport très facilement, avec très peu de questions. Je rentre chez moi.

Je suis consciente que mon prochain séjour ne sera pas aussi simple. La sécurité aux frontières israélienne est suspicieuse des voyageurs qui viennent à répétition (à raison dans mon cas !). C'est un risque que je devrai prendre : je n'imagine pas ne pas revenir. Ce n'est pas une décision facile, mais elle semble presque évidente. La Palestine souffre d'un cruel manque de solidarité internationale, et je crains déjà les mois qui suivent, durant lesquels bien moins d'activistes d'ISM seront présents sur place que pendant l'été. Notre présence en Cisjordanie a beau avoir permis à des bergers de ne pas se faire agresser, à des manifestants de ne pas se faire tirer dessus, que se passe-t-il une fois que nous serons partis ? S'agit-il seulement de repousser l'échéance ? Je suis convaincue que quelques mois de gagnés sont déjà d'une valeur infinie, surtout dans le contexte de la résistance du "sumud" palestinien. Pourtant, depuis mon arrivée un mois plus tôt, le mythe grec des Danaïdes ne quitte pas mon esprit. Je me sens comme l'une d'entre elles, condamnée à remplir un bassin troué pour l'éternité, chaque nouveau seau d'eau que j'y porte s'écoulant immédiatement par la fuite. Pourtant, pas d'alternative : décider de ne rien faire, c'est accepter de regarder un peuple s'éteindre dans la violence. 

Je continuerai à travailler avec ISM, mais je sais que ménager les effets de l'apartheid israélien en Palestine ne suffit pas : il faut travailler à son abolition effective, et cet horizon politique passe également par un changement de direction des gouvernements européens. D'ici à mon prochain séjour en Palestine, je compte bien tenir ma promesse passée à répétition auprès de dizaines de Palestinien.ne.s rencontré.e.s ce mois-ci, et continuer à porter la cause palestinienne avec moi en Europe. La tâche est grande.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.