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Billet de blog 25 août 2023

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En Palestine avec ISM : la persévérance comme résistance

[11/08-19/08] J'entame doucement la deuxième moitié de mon voyage d'un mois en Palestine avec de l'International Solidarity Movement. Cette fois-ci, je serai principalement dans les villages du Sud de la Cisjordanie.

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J'ai simultanément l'impression d'avoir déjà passé des mois en Palestine et d'être arrivée hier. La fatigue, émotionnelle comme physique, commence à se faire ressentir, chez moi et chez les activistes qui m'entourent, mais nous y sommes préparés, et le groupe offre une structure de soutien plus que bienvenue. Après deux semaines ici, mon corps doit être à peu près composé de 80% de houmous et 20% de café, et l'appel à la prière de 4h du matin ne me réveille plus, les coups de feu dans la nuit non plus. Le corps s'habitue.

La manifestation à laquelle je me rends le vendredi 10 août est celle de Kufr Qaddum, où mes camarades s'étaient rendu la semaine dernière. Cette fois-ci, nous ne sommes qu'un seul groupe, trop peu nombreux pour se diviser en deux : une partie des volontaires d'ISM en Cisjordanie sont restés dans le Sud, dans les villages de Masafer Yatta. Laisser les villages sans présence internationale un vendredi serait risqué, sachant que les colons israéliens voisins ont tendance à privilégier le vendredi pour agir. Là-bas, la situation est tendue. La semaine précédente, le petit frère de l'un de nos contacts y a été arrêté par la police israélienne, relâché dans la journée puis arrêté de nouveau, cette fois-ci avec poursuites judiciaires sous des accusations mensongères. À 19 ans, la menace d'une vie en prison pèse désormais sur lui. Le soir de son arrestation, son cousin Ahmed a passé la nuit avec nous à Ramallah. Il semblait épuisé et d'humeur désespérée. Activiste local également, il a lui-même connu les arrestations et la peur de la prison. Il nous a montré des cicatrices sur son crâne qui témoignent des violences de l'armée israélienne. Bien qu'il soit connu de l'armée et risque la confiscation de sa voiture et la détention provisoire s'il croise des soldats, son engagement ne faiblit pas et c'est souvent lui qui conduit des ISMers à travers les villages de Masafer Yatta. Plusieurs des membres de la famille sont actifs dans la région et organisent la présence d'internationaux dans les villages, ce qui fait d'eux des cibles pour les forces de l'ordre israéliennes.

C'est également Ahmed qui nous conduit à Kafr Qaddum. Depuis 2011, les habitants du village y manifestent contre le blocus israélien des routes environnantes. Comme beaucoup d'autres manifestations, elle a un déroulé très ritualisé : chaque vendredi, à heure fixe, les manifestants se rassemblent drapeau en main face aux soldats israéliens et lancent des pierres jusqu'à ce que ceux-ci ouvrent le feu (parfois à balles réelles), marquant la fin de la manifestation. Initialement, je trouvais étrange cette chorégraphie bien mesurée se répéter en boucle, au prix de blessures innombrables et de plusieurs décès au cours des années, mais je la sais liée au concept fondamental du “samud”. Ce mot, signifiant “persistance” en arabe, est le point de voûte de la culture palestinienne et structure l'entièreté de la résistance à l'occupation israélienne. En Cisjordanie, la survie repose sur la détermination à tenir bon, qui qu'il en coûte.

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Les manifestants de Kufr Qadum, pierres et masque à gaz en main, font face aux soldats israéliens, derrière un mur dans le quart en haut à gauche de la photo. © International Solidarity Movement

Dès notre arrivée sur place, l'ex-maire du village nous repère et nous rassemble, nous et quelques autres activistes internationaux et israéliens présents, pour nous présenter le contexte de la manifestation et nous donner des conseils de sécurité. Il semble heureux de voir des internationaux : souvent, notre présence visible, nos slogans criés en anglais sans accent arabe, réduit la violence des soldats israéliens de manière significative. En retour, il nous promet que notre sécurité est la priorité des Palestiniens présents.

Pendant ce temps, les différents acteurs de la scène se mettent en place. Les jeunes hommes ajustent les keffiehs masquant leur visage dans les fenêtres de voitures. Nous voyons fleurir partout lance-pierres et grands boucliers bricolés à partir de plaques de métal peintes aux couleurs palestiniennes. Une voiture blindée de fortune débarque : elle est présente à chaque manifestation et sert à la fois de bouclier mobile pour les manifestants et de chariot pour transporter les pneus à brûler devant l'armée. Les garçons les plus jeunes se dispersent sur le côté de la route où ils récoltent des pierres qu'ils lancent aux manifestants en amont. Plus haut, nous repérons les soldats israéliens postés derrière un mur (impossible de savoir combien), un drone survolant la scène, et des snipers postés aux fenêtres d'une maison un peu plus loin sur la gauche. Leur présence est angoissante. Aucun bouclier ni aucune pierre ne pourra faire quoi que ce soit s'ils décident de tirer, et eux comme nous savent très bien que la loi sera de leur côté quoi qu'ils fassent. Seule consolation : notre présence les décourage d'agir.

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La voiture 'blindée' de Kufr Qadum transporte des pneus et protège les manifestants. © International Solidarity Movement

La confrontation dure quelques dizaines de minutes que nous tentons de filmer à travers les nuages suffocants de gaz lacrymogène bombardés par les soldats en notre direction. Par chance, pas de tir à balles réelles ni de blessés cette semaine. Les manifestants finissent par se retirer, et nous avec, épuisés mais soulagés. L'épisode est court mais éprouvant : le reste de la journée est consacré à récupérer, à laver nos habits imbibés de gaz, et à organiser la semaine qui suit. Le dimanche suivant, nous avons prévu une nouvelle visite à la mère de Mohammed, le martyr de 17 ans tué en manifestation trois semaines plus tôt, puis je partirai dans le Sud prendre la relève des ISMers qui y ont passé la semaine. Ils en reviennent à bout de force. Nous y travaillons aux côtés d'autres groupes d'activistes internationaux et israéliens, pourtant, nous ne sommes jamais assez pour couvrir les villages de Masafer Yatta autant que nous le voudrions. La plupart du temps, il ne se passe rien, mais les attaques des colons et les incursions militaires sont imprévisibles, et laisser un village sans présence internationale une seule journée est déjà un risque.

C'est encore une fois au village de Khallet al Deba que je me rends à mon arrivée à Masafer Yatta. Je connais désormais bien la famille qui nous y héberge, quatre garçons à l'énergie débordante et une maman qui s'évertue à cuisiner des plats sans viande (une bizarrerie en Palestine) pour les internationaux quasi tous végétariens qui viennent dormir sous son toit. Le mercredi, je rencontre d'autres enfants de la communauté entre 8 et 14 ans : avec l'aide de deux éducateurs locaux, ils sont une petite dizaine à avoir monté une pièce de théâtre pour représenter deux vie sous l'occupation israélienne. Les parents du village viennent assister à la représentation. Le sujet est lourd, mais c'est une matinée remplie de rires, et les enfants comme les parents peinent à garder leur sérieux lorsqu'ils miment les adultes de la communauté et les colons israéliens. Dans une sorte mise en abîme vaguement sinistre, je ne peux pas assister à toute la pièce car une voiture israélienne a été aperçue non loin : je dois monter la garde et vérifier qu'elle ne s'approche pas.

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Le village de Khallet al Deba vu de la colline d'en face. © International Solidarity Movement

Une partie de ma semaine est aussi passée auprès des bergers de Susya et d'At Tuwani. Le matin et le soir, ils demandent également la présence d'activistes lorsqu'ils laissent leurs troupeaux pâtir paître leurs troupeaux. Les colonies israéliennes sont si proches des habitations palestiniennes que sortir son troupeau implique nécessairement de s'approcher de zones occupées et donc de s'exposer au danger, et ce sont souvent les enfants palestiniens qui s'occupent des troupeaux. Il y a une semaine, des colons voisins ont par exemple appelé l'armée lorsqu'ils ont vu Ali, 14 ans, un peu trop proche d'une route interdite aux palestiniens alors qu'il surveillait sa petite dizaine de chèvres et de moutons. Il était pourtant sur les terres de sa famille, à cinq minutes de son village. Une telle interaction avec les soldats, pour courante qu'elle soit dans ces régions, reste intimidante et désagréable – elle est pourtant loin de la gravité que peuvent atteindre ce que vivent les bergers. Lorsque nous accompagnons Hafez, le père d'Ali, avec son troupeau un matin, il nous raconte l'attaque dont il a été victime en septembre 2022 alors qu'il sortait son troupeau. Des colons l'ont passé à tabac et lui ont cassé les deux bras, puis ont proclamé que c'était lui qui les avait attaqués, ce qui a entraîné son arrestation et son emprisonnement. Il n'a été libéré que grâce à la présence d'un ISMer sur place qui a pu filmer l'attaque et ainsi prouver formellement que la violence des colons était arbitraire et injustifiée, et en aucun cas de la légitime défense.

Pendant que nous surveillons son troupeau, Hafez nous montre aussi son potager avec fierté. Sa famille y cultive tomates et aubergines depuis 11 ans, pourtant même le figuier planté il y a 9 ans paraît minuscule et rabougri : depuis sa création, le jardin a été détruit trois fois par les colons voisins, trois fois replanté par la famille. La persistance palestinienne ne faiblit pas.

Illustration 4
Au matin, la femme de Hafez s'affaire dans son jardin. En arrière-plan, une colonie israélienne. © International Solidarity Movement

Je suis surprise du jeune âge des colons qui causent des attaques. Jeudi soir, mon ami.e Carl me raconte la confrontation entre trois jeunes bergers palestiniens qu'iel accompagnait et deux colons israéliens cagoulés qui ont soudainement débarqué sur leurs terres, armés de bâtons et de pierres. Je me souviens d'une manifestation à Sheikh Jarrah (Jérusalem Est) la semaine précédente où un autre ISMer a vu un jeune Israélien d'une dizaine d'années jeter des pierres sur un Palestinien d'à peine six ou sept ans. Une autre activiste me parle aussi des “Jeunes des Collines”, un groupe israélien ultra violent qui prône l'expulsion de tous les Palestiniens via l'établissement sauvage d'avant-postes illégaux sur des terres palestiniennes. Selon elle, ce groupe tend à recruter des adolescents israéliens marginalisés, notamment issus de familles pauvres ou de minorités ethniques (Juifs séfarades et éthiopiens), en leur offrant des logements gratuits dans leurs colonies tout en les radicalisant et en faisant d'eux des soldats pour une cause sainte, celle de la destruction de toute propriété palestinienne. J'ai l'occasion de rencontrer certains d'entre eux vendredi après-midi.

Alors qu'une ISMer et moi étions venue jeter un œil au checkpoint provisoire dressé le jour même à l'entrée d'At Tuwani, où nous avions peur que l'armée israélienne bloque les voitures tentant d'entrer dans le village, nous croisons par hasard la voiture de Ahmed. Il nous explique se rendre au jardin de Hafez, au pied duquel il a aperçu une voiture israélienne garée, ce qui l'inquiète : nous montons avec lui. Quelques minutes plus tard, c'est en fait sur la colline surplombant le jardin que nous voyons débarquer quatre adolescents israéliens d'entre 14 et 18 ans et leur très grand troupeau de moutons et de chèvres. Ils sont sur les terres de la famille de Hafez. Leur attitude est provocatrice et cherche à intimider, bâton en main et regard défiant, mais lorsque la famille de Ahmed arrive sur la colline peu de temps après, ils n'hésitent pas à appeler l'armée. Très rapidement, une jeep et une ambulance débarquent, toutes deux remplies de soldats. Devant ma surprise, mon ami Abdel hausse les épaules : tout véhicule israélien est susceptible de transporter des soldats, il faut s'attendre à l'armée même face à une ambulance.

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À droite et de dos, deux Palestiniens attendent le départ de trois jeunes colons israéliens accompagnés de quelques soldats. © International Solidarity Movement

Les soldats aussi sont très jeunes, comme toujours, les forces d'occupation israéliennes étant formées de conscrits entre 18 et 25 ans. Ils discutent tranquillement avec les colons israéliens, leur conseillent de rentrer chez eux en leur tapotant sur l'épaule et leur offrent de l'eau. Ils restent là longtemps, juste derrière le muret de pierre qui délimite les terres palestiniennes et celles de la colonie israélienne. Je discute avec Abdel. Il me raconte que sa grand-mère est née de l'autre côté du muret, du temps où la colonie n'existait pas, puis petit à petit, sa famille a dû se déplacer vers l'Ouest, poussée hors de ses propres terres. Il me dit que d'un peu plus loin sur la colline, il peut voir l'entrée de la maison où sa grand-mère est née, mais ne peut plus y accéder. Ce n'est que quelques heures plus tard que les colons partent enfin, non sans menaces lancées à l'encontre d'un autre Palestinien présent, dont il connaissent le nom et l'adresse. Ce soir, plusieurs internationaux iront passer la nuit chez lui.

C'est une contrainte de plus dans la répartition des activistes parmi les villages de Masafer Yatta, qui ce soir est compliquée. Le lendemain, At Tuwani attend plus de 80 activistes palestiniens et internationaux pour répondre à l'appel public à une journée de solidarité lancé par la famille de Hafez. La région risque d'être bloquée par l'armée israélienne, le checkpoint temporaire à l'entrée du village observé plus tôt dans la journée n'y est d'ailleurs sans doute pas étranger. Nous attendons trois ISMers de plus dans le Sud, ils devront voyager de nuit. À Khallet al Deba, les enfants sont surexcités à l'idée des évènements du lendemain et espèrent voir arriver des dizaines de paires de mains pour les aider à reconstruire le village à nos côtés. En ce qui me concerne, je m'endors partagée entre cette même hâte, et l'inquiétude de l'inévitable répression israélienne qui surviendra.

[Certains prénoms cités dans cet article ont été modifiés pour des raisons de sécurité]

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