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Billet de blog 27 novembre 2022

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Guerre et environnement en Ukraine - Stop à l'écocide, pour une reconstruction verte

Un écocide à grande échelle se déroule aux portes de l’Europe. Depuis plus de huit mois maintenant, la machine de guerre russe saccage le territoire ukrainien, pollue massivement ses rivières, mine ses champs et détruit ses forêts. C’est une bombe à retardement aux lourdes conséquences tant sur le plan humain et sanitaire que vis-à-vis des écosystèmes.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La semaine prochaine, grâce à une initiative du Forum Civique Européen France, une délégation d’activistes écologistes ukrainiens se rendra à Bruxelles et à Paris pour interpeller les politiques et les associations environnementales au sein de l’Union Européenne. Nous publions ici leur revendication et l’état des lieux qu’ils dressent sur la situation actuelle. 

« La société civile, dans nos différents pays, a un rôle majeur à jouer dans les temps à venir pour remettre les questions écologiques ukrainiennes au cœur des débats politiques et diplomatiques », affirment les membres de la délégation. A nous de nous en saisir et de témoigner de notre solidarité.

Concrètement, la délégation demande :

- La mise en place d’une mission de surveillance internationale spéciale pour documenter correctement les crimes contre l'environnement et créer la base d'une future compensation par la Russie.

- La mise en place de mesures d’éco-conditionnalité et de transparence pour les aides à la reconstruction de l’Ukraine

- Le soutien de l’Union Européenne à la société civile ukrainienne pour que les mouvements citoyens puissent être associés à la reconstruction et au processus décisionnel.

- La fin des grands projets industriels imposés en Ukraine et la fin de la dérégulation environnementale déclenchée en parallèle du conflit.

Quelles sont les conséquences environnementales du conflit ?

Les impacts directs de la guerre sur l’environnement ukrainien

Il est encore trop tôt pour avoir des études détaillées ou des calculs précis des dommages causés directement par le conflit : Ses conséquences les plus importantes ont lieu dans les territoires où les combats se poursuivent, dans les régions occupées ou récemment reprises par l’armée ukrainienne où l’accès reste interdit. Il existe toutefois quelques estimations. Les dommages environnementaux résultant de l'impact direct de l'invasion russe sont déjà évalués à plus de 24 milliards d'euros.

Environ 200 000 hectares de forêts sur la ligne de front ont été touchés par des feux. 700 000 hectares de forêts devront être déminés. Plus de 20 parcs nationaux et réserves ont été occupés, et des centaines d'autres sites protégés, notamment des sites Ramsar et du réseau Emeraude, ont été dégradés.

Les bombardements russe de dépôts pétroliers ont entraîné l'incendie de plus de 680 000 tonnes de produits pétroliers. La destruction des infrastructures et des équipements civils et militaires a créé une énorme quantité de déchets, y compris des déchets dangereux, dont la quantité est à l’heure actuelle difficilement estimable. Les bombardements massifs ont aussi entraîné la contamination d'environ 180 000 m3 de sol. La destruction de stations d'épuration des eaux usées a provoqué de nombreux cas de pollution de l'eau. Sans oublier, les risques extrêmes qui menacent aujourd’hui les centrales nucléaires.

Les autorités ukrainiennes exigent une compensation de la Russie pour les dommages causés. Mais, au préalable, il faudra mener, avec toutes les parties prenantes, des investigations pour documenter de manière précise ces impacts.

Les impacts énergétiques

L'industrie pétrolière et gazière représente environ 60 % des exportations russes et constitue 40 % du budget fédéral russe. Depuis le 24 février, elle a procuré à la Russie 231 milliards d'euros1, dont 117 milliards d'euros en provenance de l'UE. Ainsi, les combustibles fossiles financent littéralement la machine de guerre de Vladimir Poutine.

Malgré les engagements pris, l'embargo sur le pétrole n'a pas été entièrement mis en place et l'embargo sur le gaz russe n'existe toujours pas. L'UE continue d'acheter du gaz russe et l'Ukraine achète du gaz "européen" qui est en réalité russe. La décarbonisation est le moyen le plus sûr de mettre fin à ce flux d'argent vers les régimes autocratiques qui dépendent de l'extraction de combustibles fossiles.

Depuis les premiers jours de l'invasion, les Russes ont systématiquement mené des actions militaires autour des centrales nucléaires ukrainiennes. Ces actions sont des manifestations évidentes de terrorisme nucléaire. Ces infrastructures énergétiques, concentrées dans un petit nombre de bâtiments, se sont révélées extrêmement vulnérables aux risques de guerre.

Dans le cadre de ses plans de reconstruction d'après-guerre, l'Ukraine a annoncé son intention de construire neuf nouveaux réacteurs nucléaires et un petit réacteur modulaire afin de faire face aux crises d'approvisionnement énergétique. Cette solution à long terme est extrêmement risquée et coûteuse, comparée aux sources d'énergie renouvelables décentralisées, qui devraient être prioritaires dans la lutte pour la souveraineté énergétique.

Nous demandons que le financement international soit orienté vers la décarbonisation, la résilience économique et l'indépendance énergétique. Cela devrait être la priorité, dès les premières étapes de la relance économique ukrainienne.

Les impacts sur l’agriculture

Les exportations de céréales sont une source importante de revenus pour le budget de l'Ukraine. L'agriculture représente environ 12 % du PIB du pays. La majeure partie ce ces revenus provient des ventes à l'exportation. L'Ukraine est donc dépendante de ses ports maritimes. On estime que la guerre a causé plus de 23,3 milliards de dollars de dommages directs et indirects à l'agriculture ukrainienne. Ces coûts sont principalement liés au blocus des transports maritimes, la destruction des récoltes ou le bombardement des industries et entreprises agro- alimentaires. 10 millions d'hectares de terres agricoles (soit 30-34% du territoire national) ont été affectées par les mines terrestres, les combats et les bombardements. La production des principales cultures devrait être réduite de 18 à 33 % par rapport à l’année dernière.

Cette situation a un impact sur les prix des denrées alimentaires dans le monde entier, elle a exercé une pression supplémentaire sur les pays africains en développement, et a révélé de manière inattendue l'extrême vulnérabilité des systèmes alimentaires mondiaux. Ces pertes ont aussi encouragé les autorités des régions reculées d'Ukraine à augmenter les surfaces labourées, y compris dans les territoires protégés. Il est important de dresser un inventaire de ces zones et d'entamer leur restauration durable. Nous recommandons la conservation des terres et les solutions axées sur la nature comme principale méthode de restauration.

L'agriculture restera l'un des secteurs économiques les plus importants en Ukraine dans la reconstruction verte de l'après-guerre. Il est important d'encourager ce secteur à réduire sa dépendance vis-à-vis des intrants chimiques et à s'orienter vers des méthodes biologiques.

Il existe cependant un secteur agricole crucial qui est trop souvent oublié. Les petites et moyennes exploitations (jusqu'à 100 hectares) fournissent la grande majorité des légumes, des pommes de terre et du lait consommés par la population (plus de 90 %). Elles n'ont jamais reçu de soutien de l'Etat ni de reconnaissance officielle. Il est essentiel de s'assurer que ce secteur agricole soit pris en compte dans les futurs programmes d'aide afin qu’il puisse bénéficier d'un soutien fort.

Pour accélérer la transition du secteur agricole, il pourrait être intéressant de s'inspirer de la stratégie européenne Farm to Fork. À long terme, des systèmes agroalimentaires résilients, durables et décentralisés, combinés à la conservation des terres, garantiront une production de produits alimentaires économiquement viable et abordable. Ces systèmes assureront l'emploi économique de la population rurale et créeront les conditions préalables à la renaissance des zones rurales et au développement durable des régions agricoles.

Les impacts sur les forêts

Les dommages causés aux forêts pendant les combats ne sont qu'une partie du problème. Face à la situation économique catastrophique, les autorités ukrainiennes cherchent de nouvelles sources de revenus. La destruction par la Russie du système énergétique et le grand nombre de personnes déplacées à l'intérieur du pays augmentent aussi les besoins en bois de chauffage.

Dès le début de la guerre, les autorités ukrainiennes, en particulier le ministre de l'Environnement - ont affirmé vouloir accroître la récolte de bois - jusqu'à 150 % par rapport à l'année dernière. Dans certaines régions, notamment dans le sud de l'Ukraine, c'est déjà le cas. Le volume des prélèvements en bois a augmenté de 115 à 140 % par rapport à 2021.

Compte tenu de la faiblesse des mesures de protection de la biodiversité, l'augmentation de ces coupes menace ce qui reste des forêts anciennes du pays, y compris celles des Carpates ukrainiennes. Les ONG environnementales ont ainsi déjà observé l'abattage de vieilles forêts naturelles. D'autres coupes sont prévues pour "stocker du bois de chauffage pour les communautés". A chaque fois, la question de la biodiversité est reléguée au second plan.

Les autorités ukrainiennes ont modifié les règles légales pour faciliter ces coupes. En mars 2022, le Parlement a annulé un certain nombre de restrictions environnementales sans aucun débat public. Pour prendre quelques exemples, la disposition appelée "saison du silence" - l'interdiction d'abattage dans les forêts préservées pendant la période de reproduction des animaux - a été supprimée . Plus tard, les autorités ont limité de manière injustifiée l'accès du public à l'Autorité d'inspection de l'environnement (EIA), ils ont également prévu d'annuler les restrictions sur les coupes sanitaires. Les autorités ont aussi annoncé leur intention d'acheter 270 abatteuses - des machines modernes permettant de couper la forêt le plus rapidement possible.

En parallèle, le problème de l'exploitation forestière illégale s'est aggravé. Selon diverses estimations, avant 2022, jusqu'à 40 % du bois obtenu en Ukraine était illégal. La grande majorité de ces produits était exportée vers l'UE. Il est impossible d'estimer l'ampleur de l'exploitation forestière illégale en temps de guerre, mais les autorités ont créé toutes les conditions préalables permettant une augmentation. En particulier, l'organisme de contrôle - l'Inspection écologique de l'État - n'est plus en mesure d'effectuer aujourd'hui des inspections forestières. La société civile a perdu l'accès aux cartes forestières, aux permis d'exploitation et aux autres documents relatifs à l'exploitation forestière, auparavant disponibles. Dans de nombreuses régions, les citoyens se voient interdire sans raison la visite des forêts.

Les impacts sur les territoires protégés et le réseau Émeraude

Les territoires protégés ne représentent que 7% de la superficie de l'Ukraine. Nous sommes loin encore de l'objectif de 30% fixé par la stratégie de l'UE en matière de biodiversité. Certains documents stratégiques, portés par les autorités ukrainiennes souhaiteraient aussi doubler leur surface pour que ces territoires représentent au moins 15% du pays.

La création de zones protégées en Ukraine a été longue et complexe. Elle s’est heurtée à des questions d’acceptabilité sociale. Mais même si le processus était lent, il avançait. Malheureusement, avec l'invasion russe, son expansion s’est arrêtée. Les autorités ne voient plus l’intérêt de créer de nouvelles zones protégées et la menace qui plane sur les habitats écologiques les plus précieux s’est aggravée. Le problème du financement des zones protégées en temps de guerre est devenu encore plus aigu.

Le réseau Emeraude traverse une situation similaire. Le réseau Emeraude est l'équivalent des zones Natura 2000 pour les pays non membres de l'UE. Il couvre environ 8 % du pays, mais il n'existe pour l’instant que sur le papier et aucune législation nationale ne garantit véritablement la protection de ces zones. Conformément à l'accord d'association Ukraine-UE, la loi sur le réseau Émeraude était censée être adoptée en 2019. Cependant, en 2022, la loi n'existe toujours pas en raison de l'opposition farouche du lobby des entreprises (industries minières, forestières et agricoles). Il y a fort à parier que même si la loi est adoptée, le puissant lobby des entreprises veillera à ce qu'elle ne dépasse pas le stade des simples intentions et qu'elle n'ait aucun impact réel sur la conservation de la nature.

La relance de grands projets inutiles et imposés

Profitant de la guerre et de l'attention réduite des militants, le développement de nombreux projets nuisibles à l'environnement s'est accéléré. Par exemple, le promoteur associé à l'odieux oligarque Ihor Kolomoisky a poursuivi de manière inattendue les plans de construction d'une immense station de ski dans le massif de Svydovets, dans les Carpates ukrainiennes. Une station monstrueuse pour 27 000 personnes qui détruira l'une des parties les plus riches en biodiversité et les plus pittoresques des Carpates !

Les initiatives gouvernementales visant à "accélérer" la reconstruction de l'Ukraine sont tout aussi problématiques. Par exemple, un certain nombre de projets de loi actuellement examinés par les autorités (#8058, #8178, etc.) cherchent à simplifier les procédures pour le monde des affaires et à éliminer les restrictions environnementales existantes.

Le Mouvement écologique et citoyen

Depuis l'invasion russe, le mouvement environnemental et la société civile ont connu des moments difficiles. De nombreux militants ont été contraints de quitter l’Ukraine. D'autres défendent le pays dans les forces armées, et certains ont déjà perdu la vie. Des organisations et plusieurs activistes ont complètement ou partiellement changé l'orientation de leur travail, passant des activités environnementales aux activités humanitaires.

L'un des problèmes majeurs auquel nous sommes confrontés est la diminution de l'attention portée par les médias et les citoyens aux problèmes environnementaux. Les écologistes ont moins la possibilité de faire pression sur les autorités. Les ONG ont des difficultés aussi à financer leur travail. Les dons sont désormais réorientés vers le soutien aux forces armées.

Depuis le début de la guerre, les autorités ukrainiennes ont délibérément limité la participation des ONG environnementales aux processus décisionnels. La possibilité de participer à l'EIA2 est limitée et l'accès à de nombreux documents et informations nécessaires pour faire campagne est empêchés de manière injustifiée. Les autorités prévoient de resserrer encore la vis - par exemple, le projet de loi #8058 qui est actuellement en cours d'examen permettra au Cabinet des ministres d'éliminer les restrictions imposées aux entreprises sans que le public ait la moindre possibilité d'exprimer son opinion !

1 https://www.russiafossiltracker.com/en

2Inspection nationale de l'environnement

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