Ainsi, il est impossible à présent d’organiser quoi que ce soit d’un peu ambitieux sans en référer, à nos chefs d’établissement d’une part et c’est compréhensible, mais surtout aux collectivités territoriales dont nous dépendons financièrement.
Je m’explique.
Les dotations financières allouées aux établissements scolaires sont souvent contraintes et permettent d’assurer l’essentiel (en théorie), mais bien souvent si l’on souhaite organiser un voyage pédagogique, faire intervenir des artistes ou même se tourner vers des projets d’éducation au développement durable, cela ne suffit pas.
Et c’est là que vont se poser des questions de confiance.
Ainsi, il est devenu obligatoire de se tourner vers ces collectivités pour obtenir des subsides supplémentaires au travers d’appels à projet spécifiques. Ce mode de fonctionnement s’élargie sans cesse à tous les étages de l’administration.
Pourquoi faudrait-il que les acteurs de l’éducation devraient sans cesse faire la preuve de leur professionnalisme ?
Il faut donc démontrer combien nos projets sont incroyablement plus formidables que ceux des autres, combien nos élèves sont plus importants que ceux d’à côté ? Nous sommes contraints d’entrer dans un système d’une part très chronophage, et d’autre part hypocrite et concurrentiel. Qui n’a pas exagéré, menti ou carrément inventé des éléments d’un projet mirobolant pour simplement obtenir ce qui devrait être offert par les services publics à nos élèves sans contrepartie ?
En outre, de plus en plus de collectivités se targuent d’aller au-delà du financement obligatoire pour déployer une part modulable qui vient compléter les possibilités de financement. Tout cela est bien sûr soumis à la validation d’un projet. Cela est porteur de nombreux écueils.
Le premier, sans doute le plus contestable, est celui de la perte d’autonomie pédagogique. Puisqu’il ainsi faut produire des projets compatibles avec des objectifs définis politiquement par des villes, des départements ou des régions de bords très variés. Et, si on ne veut pas perdre ces précieux deniers dont nous avons tant besoin, cela n’est pas facile à dénoncer. Si nous sommes en adéquation avec ces objectifs tout va bien dans le meilleur des mondes, mais si un parti réactionnaire et dangereux dominait un exécutif, serions-nous si tolérant·es avec cet abus de pouvoir ? Car il s’agit bien d’un abus de pouvoir.
Le deuxième est d’ordre cosmétique mais n’est pas anodin pour autant. Nous sommes bien souvent prisonnier d’une instrumentalisation politique, les collectivités utilisant les projets mis en place au bénéfice de leur communication. Les demandes de subventions prévoient souvent un partie « mise en valeur » du projet au plan local voire nationale. À cela s’adjoint parfois l’intervention de fondations privées, une véritable aubaine pour les grandes entreprises pour défiscaliser et se forger une image plus positive. Citons par exemple la fondation Odyssée jeune de la BNP qui permet au département de Seine-Saint-Denis de financer les voyages scolaires des collèges à conditions bien sûr de répondre à des critères définis conjointement par l’exécutif politique et l’entreprise privée. Pour pouvoir emmener nos élèves de zones défavorisées en voyage nous devons donc rentrer dans ce cadre, sinon quoi, les enfants de ce département resteront chez eux.
Enfin, le dernier écueil est très pernicieux, car ces enveloppes bien qu’importantes sont insuffisantes. Ainsi, une course au meilleur projet est lancée et n’est pas près de s’arrêter. Un projet proposé une année n’est pas sûr d’être reconduit l’année suivante, car il existe une forme de surenchère concurrentielle permanente pour obtenir le regard bienveillant des commissions décisionnaires. Cet écosystème pervers voit les établissements, mais aussi parfois les équipes et les collègues s’affronter. Il en ressort un climat parfois nauséabond au sein des établissements.
Le cas particulier du Pass culture.
Depuis 2019, une enveloppe considérable est distribuée aux élèves et aux établissements pour élargir l’accès à la culture. Si le fait de permettre aux jeunes d’accéder à des offres culturelles est formidable, il est tout de même autorisé de questionner l’autre partie de cette initiative de l’état. Une somme est ainsi allouée par élèves aux établissements pour organiser des sorties ou favoriser des rencontres avec des artistes par exemple. Cependant, cela n’est possible que si on l’accompagne d’un projet pédagogique, certes sommaire, mais tout de même chronophage et techniquement complexe. Enfin, il est impossible d’utiliser cet argent pour financer le transport permettant d’accéder à ces offres culturelles. On peut donc réserver des places pour une pièce de théâtre mais on ne peut pas réserver le car pour s’y rendre et dans bien des territoires cela est problèmes insolubles. Dans ce cas pourquoi s’étonner que beaucoup d’établissements ont le plus grand mal à dépenser l’argent dont ils sont dotés ? Le ministère fait ainsi peser l’échec de son initiative sur le dos des enseignant·es qui ne savent pas profiter de cette incroyable opportunité, plutôt que de questionner les raisons réels empêchements.
Les trois points évoqués plus haut et l’exemple chaotique de la mise en place du Pass culture finissent par éteindre la volonté des personnes les plus motivées.
Pour renverser la situation :
- il suffirait d’un peu plus de considération pour les membres de l’éducation nationale. Il n’est plus supportable d’être confronté·es, au travers de plateformes, à ces outils de défiance qui testent nos compétences professionnelles et notre probité.
- il suffirait de distribuer, de manière équitable, cet argent destiné aux établissements, et cela sans préalable, pour permettre aux équipes de penser librement et de manière plus souple et plus sincère. Après tout, ces financements sont alloués à l’éducation, pourquoi ne pas les attribuer dans la dotation globale ?
- il suffirait enfin de considérer l’éducation et la transmission des connaissances comme un domaine indépendant des collectivités et des entreprises.