« Avant les rappeurs parlaient de la maison qu'ils offriraient à leur mère si un jour ils réussissaient et après ils ont commencé à parler de la voiture qu'ils achèteraient...»

© Nicolas Dutent
Notre rencontre avec le rappeur Oxmo Puccino fut l’occasion d’un échange de qualité, honnête et décomplexé. Ce maître des mots, observateur critique et homme de son époque, s’est confié à nous avec un plaisir et une curiosité réciproques.Sa liberté de ton et d’analyse en font un auteur dont la parole est rare, jamais contrainte. « L’enfant seul » continue de grandir et de faire exister le verbe. Un choix pour servir la raison des plus faibles et le monde des lettres auquel peu peuvent prétendre. Univers dont il est en France un des plus nobles serviteurs.
On souhaiterait d'abord parler de ton rapport à l'écriture, à la fois puissant et singulier. Tu publiais il y a quelques temps, sous forme de recueil, une sélection de tes écrits (Mine de Cristal). C'est une démarche originale et peut être inédite chez un rappeur. Est-ce un moyen de faire reconnaître le rap comme une forme poétique à part entière, digne d'être éditée et disons validée littérairement?
Pas du tout. Je ne suis pas dans un concept de prouver quoique que soit quand à la valeur du rap. Le rap est aujourd'hui devenu un mot préjudiciable, dans le sens où la formulation même de la question peut être réductrice. Parce que moi, quand j'ai pensé à sortir un recueil, dès le début de ma carrière, j'ai toujours mis l'écriture d'une part et la musique d'autre part.
C'est-à-dire que je suis arrivé dans la musique par le biais de l'écriture. J'étais pas très doué pour le rap, je n'aimais pas du tout ce que je faisais, je n'avais pas le niveau. Surtout que j'étais entouré de "cadors" donc la seule manière de me différencier a été l'écriture. Chose qui est naturelle chez moi parce que j'ai une vraie passion pour la lecture, sa valeur, parce que c'est par l'écriture que se fait la transmission, de moins en moins par l'oral. Rien que les écrits sacrés, cela reste des mots. Non, ce n'est pas pour prouver quoique que ce soit!
N'est-ce pas un moyen quand même de " libérer " le rap de certains préjugés, de l'ignorance ou de la méconnaissance qui l'entoure encore souvent ?
Le rap n'est qu'une forme en vérité. Une forme qui a pris aujourd'hui un sens erroné, très global, qui s'éloigne de la musique, qui a presque une portée sociale, politique même quelques fois et donc moi, lorsque j'ai écrit, sorti le recueil, c'est juste que pour moi ce sont des écrits qui valaient la peine d'être lus tout simplement et que le rap fût la forme de transport première mais vraiment pas la définitive parce que on a beau dire c'est encore une musique générationnelle. Les plus vieux auditeurs de rap atteignent la quarantaine, c'est encore quelque chose de très jeune. Mais une fois que les enfants des enfants auront assumé, ce sera une musique tout à fait acceptée. Il ne faut pas oublier que le rock était la musique du diable! Pendant longtemps! Dieu merci, on n'a jamais eu ce qualificatif là mais on aurait pu le croire en entendant les gens en parler aujourd'hui.
Moi je dis juste qu'on manque un peu de temps mais juger la valeur des artistes rappeurs puisqu'il faut dire ce mot, comme si on disait un rockeur, je trouve ça maladroit. On devrait pouvoir se passer de signifier le genre et le domaine de l'artiste. Dans mon cas par exemple, qu'est-ce que cela veut dire le rappeur Oxmo Puccino? Qu'est-ce que cela veut dire d'autre que, quoi qu'il fasse, il appartient à la secte de ces gens qui vous font peur! A cause du mot rappeur ! Il y a le mot "peur" dedans.
A la base le rappeur passe du temps à écrire des idées qui le touchent profondément et qui concernent une certaine population. C'est avant tout des textes, un discours, c'est de l'observation, de la retranscription donc quoiqu'il en soit même si la forme de déclaration passe par le rap, avant tout c'est une idée, un état d'esprit qui certes dépend de l'environnement artistique et de son époque. Parce que si ça avait été 40 ans plus tôt ça aurait du rock, 60 ans plus tôt ça aurait du jazz. Et ainsi de suite selon les époques. Avant tout ce sont des artistes qui expriment leur vie, leur société, comme tous les artistes l'on fait jusqu'à présent. Donc avant tout, c'est de l'écriture (…). Aujourd'hui plus le temps passe, vous allez entendre des gens dire "Qui a dit ça?" et c'est le nom d'un rappeur qui va sortir. C'est devenu des « gimmicks », je dirais que tous les préjugés des gens appartiennent à ceux qui ignorent. Et puis ceux qui ont raté un train, tout simplement. J'ai écrit une chanson récemment, j'ai eu besoin à mon âge d'aller dans un collège pour savoir ce que les jeunes ont dans la tête! Alors je n'ose imaginer les personnes qui ont le double de mon âge l'effort qu'elles doivent faire pour comprendre certaines choses. Je comprends très bien! Je le conçois très bien, l'accepter je m'en moque complètement. C'est pour ça que je ne suis pas dans un souci de prouver quoique ce soit à quelqu'un, si ils n'ont pas compris ce n'est pas de ma faute.
De même que nous l'observons dans la chanson française, es-tu d'accord pour dire qu'il y a dans le rap plus de paroliers que de poètes?
Oxmo: Quelle différence tu fais entre un parolier et un poète?
Un parolier, dans une échelle de valeurs, c'est cette personne qui a un tant soit peu de talent pour l'écriture et qui va s'approprier ce talent sans pouvoir être pour autant poète, y prétendre. Ex: Cabrel est un parolier, Brel, Barbara, Ferré sont des poètes.
Forcément il y a plus de paroliers que de poètes. Les poètes dans un premier temps sont souvent mal vus. Des personnes comme Rocé par exemple, sont trop pointues pour le présent.
La question du mérite dans le succès semble en effet problématique.
Oxmo: Bien sûr, en même temps qu'est-ce que ça veut dire le succès?
La question qui nous préoccupe, justement, est de comprendre qu'est-ce qui fait que l'auditeur de rap traditionnel s'oriente plus spontanément vers des supers productions (souvent naïves et infantilisantes) plutôt que vers Rocé? Il y a bien un déterminisme culturel de taille dans tout cela?
Oxmo: Générationnel aussi! Le premier public consommateur de rap est assez jeune dans un premier temps. C'est ce qui occupe la plus grosse partie du spectre. Mais aujourd'hui il y a une demande du rap trentenaire et sachant que tôt ou tard les jeunes qui écoutent de la musique aujourd'hui vont être trentenaires pour la plupart d'entre eux, forcément ils vont demander autre chose, avec l'ouverture qui arrive avec l'âge, ils vont avoir de ce rap trentenaire et aujourd'hui avec la naissance d'un sentiment comme "le rap c'était mieux avant", j'entends des jeunes de 15 ans dire ça, ça veut dire qu'à l'époque quand j'ai commencé ils avaient 5 ans et ils ont déjà une nostalgie, je me dis, l'album de Rocé a peut être quelques années devant lui avant d'être découvert.
Tu ne trouves pas que le Rap des années 90 était quelque part plus engagé et responsable, plus proche des préoccupations sociales notamment ?
On parle de contexte, c'est une période où les choses étaient encore fraîches, nouvelles, à leur top. Je ne suis pas tout à fait d' accord, le rap n'était pas plus social, c'est là où on a commencé à parler de « Versace » dans les textes de rap, de marques de voiture…
Pourtant, tu prends tous les albums de cette période dîte de l'âge d'or du rap français, sur 14 titres il y en avait au moins 9 qui parlaient du quotidien, avec un usage utile, parfois subtil, du discours revendicatif…
Tu as raison mais à l'époque ou aux Etats-Unis le rap émergeait il y a 15 ans ou 10 ans en France le rap ne rapportait pas d'argent, donc ce n'était pas orienté vers un souci financier. C'était teinté de sincérité. Une phrase à laquelle je pense souvent me fait rigoler, "avant les rappeurs parlaient de la maison qu'ils offriraient à leur mère si un jour ils réussissaient et après ils ont commencé à parler de la voiture qu'ils achèteraient…" Et cela a commencé au milieu des années 90 quand le rap a commencé à rapporter de l'argent et que les rappeurs ont commencé à porter des vêtements chers et à avoir des grosses voitures. Ce sont des choses qui ne se faisaient pas avant. Avant c'était seulement les gangsters qui faisaient ça, tant et tellement qu’ aujourd'hui, systématiquement, il y a ce cliché de filles à poil, de grosses voitures et de piscines. Les gens veulent être brusqués et plus ça va et plus ils ont besoin de sensations fortes. Aujourd'hui l'espace est réduit.
Ne penses-tu pas dans ce sens qu'aujourd'hui le rap s'est dégradé, dans son contenu, qu’il a perdu de sa superbe?
Il s'est dilué. Mais cela fait partie de toute l'histoire des musiques. Naissance, non reconnaissance, émergence, développement, succès, de plus en plus large, rentabilité, assimilation, rentabilité, reconnaissance et perpétuation…Aujourd'hui on a passé une ère… Il faut juste l'accepter,le rap ne sera plus jamais comme on l'a connu, avec la chance qu'on a eu de l'avoir connu, c'est comme avoir été dans le rock à l'époque des Chaussettes Noires, où dans la soul à l'époque où Marvin Gay sortait son premier disque… Forcément les gens qui ont connu cette époque vont vivre avec un pincement au cœur. C'est sûr que le rap a passé son ère, ça ne surprend plus personne, c'est quelque chose de normal.
Parlons maintenant de ton rapport à l'imaginaire, cet univers poétique qui façonne tes images, tes métaphores, est-ce que ce processus est plutôt instinctif ou au contraire est-ce quelque chose qui procède d'une longue maturation?
Au début c'est quelque chose qui venait naturellement, avant même que j'écrive j'avais l'impression d'être un peu perché par rapport à d'autres, ensuite j'ai commencé à écrire pour des chansons et peu à peu pour ne pas tourner en rond j'ai dû chercher autre chose et à partir de là honnêtement il faut travailler…
Une large partie de tes textes contiennent une dimension politique, assez évidente, comment les choix opérés par le gouvernement actuel te font-ils réagir?
Moi je fais avec.
Tu es bien révolté?
Révolté, non, je m'y attendais, je ne peux pas être surpris. A partir de ce moment là, si l'on s’y attendait, on avait le temps pour réagir, je parle collectivement. Moi en mon nom, je ne peux plus rien faire. Je ne peux voir que les choses venir, et même si je les vois venir je sais très ce qui se passe, je ne suis pas le seul décisionnaire. Forcément tout un chacun on subit la vie de la collectivité. A partir de là moi forcément je prends les choses comme elles viennent. En essayant de garder la santé, en travaillant dur mais je n'ai aucune surprise de ce qui se passe aujourd'hui, c'était téléphoné longtemps à l'avance…
Crois-tu que les rappeurs ont toujours leur place dans ce positionnement critique face au politique?
Prends un groupe comme la Rumeur. Avec tous les problèmes que la vie politique a rencontré ces derniers temps, jamais ou presque on a invité un membre du groupe à réagir sur la banlieue. Ils savent la vérité. Parce que trop réalistes, radicaux, les médias s'en détournent. Tu peux pas te mettre en face d'un membre de la Rumeur et raconter des sornettes. De même qu'aujourd'hui quand on parle d'identité nationale, ça me fait rire, combien de gens ont fait le tour de la France ? Combien connaissent les petites villes, et viennent parler avec moi sans connaître l'histoire de France. Moi ça fait fait 15 ans que je tourne. Combien savent qu'il y a des accents différents, des patois, des régions de France qui sont des pays à part. Moi je me régale à découvrir cette diversité. D'ou viennent les bretons, les celtiques, les pays catalans? il faut apprendre déjà ça avant de se poser la question de l'identité nationale. Je sais reconnaître un cantal à vue d' oeil (rire général) combien de français peuvent en faire autant? Je crois que ceux qui aujourd'hui utilisent ce concept mettent surtout en avant une ignorance.
Quels sont tes auteurs et tes rappeurs fondateurs?
Le peu que je connais de Victor Hugo, Baudelaire… Des lectures dont je suis senti assez proche. Les Splenns de Paris, au niveau du point de vue, des métaphores, c'est très fort. Tout comme les Fleurs du Mal. En terme d'auteur, ceux qui m'ont frappé les premier c'est Chester Hime, Iceberg Slim, et bien d'autres bien sûr… Sinon le rap de Brooklyn m'a beaucoup touché, pour sa proximité, son dynamisme, ce côté "fresh" qu'on retrouve chez Nas, M.O.P, Notorious Big pour ne citer qu'eux…
Dans ton dernier album, l'Arme de Paix, tu ouvres de nouvelles possibilités. Ces passerelles musicales que tu as exploré sont-elles l'occasion d'un progrès, d'un avenir nécessaire et souhaitable pour le rap?
Moi, j'ai l'habitude de dire pour plaisanter que c'est la seule issue. Plus j'avance et plus je suis convaincu que chaque chose est soumise à une évolution. Le nier c'est reculer et tourner en rond. J'ai toujours cherché la manière d'aller le plus loin possible sans tenir compte du genre. Ce qui fait qu'on me trouve ouvert pour un rappeur alors que ce serait plus logique de me voir simplement comme un artiste. Aujourd’hui pour moi aller le plus loin possible c'est revenir aux sources, aux musiques originales, composées pour vous, avec des chansons écrites pour l'occasion, avec des ponts, des intrus, un développement harmonique, une orchestration… Par définition "sampler", "échantillonner" c'est prendre une partie de quelqu'un d'autre, ce sera donc forcément du " déjà vu ". Alors qu'en rejouant, en changeant une tonalité, une vitesse, on recréait quelque chose de tout à fait original, c'est prendre de la puissance artistiquement, marquer son identité. Pour moi la formule: un sample, une basse, un beat qui tombe sur huit mesures c'est risqué. Parce que ça a déjà été fait et dit. Depuis que le rap existe plus de la moitié de ce qui a été bon à sampler a été samplé, et toutes les manières de rapper, tous les flows ont été fait. Aujourd'hui on peut plus rien inviter sans faire n'importe quoi. C'est impossible, j'ai eu le temps de devenir un expert, peu de gens pas avisés peuvent parler de rap avec moi, vraiment: je l'ai étudié, chronométré, j'ai cherché l'origine des samples, les musiciens qui les ont joué. Réinventer quelque chose dans le rap est impossible. Tout est devenu question de mélanges, composites de tel et tel artiste...Je peux facilement décrypter le rap d'un jeune aujourd'hui donc l'ouverture est la seule issue. Le mixeur américain de mon album Opéra Puccino m'avait prédit " the rap wanna disapear ". Moi qui venait d’arriver dans ce monde, je lui demandais : « Qu’est-ce que tu racontes ? » Il m’expliqua ensuite que les refrains seraient chantés par des filles, puis les rappeurs se mettront à chanter eux-mêmes et les musiques iraient en s'adoucissant. Et voilà qu'arrive huit ans plus tard 50Cent, la moitié du temps torse nu et en slip sur scène, avec ses chansons douces et tout le reste...
Entretien réalisé par Hortense Pucheral et Nicolas Dutent
Portrait N&B d'Oxmo Puccino réalisé par Nicolas Dutent et publié par l'Humanité et Le Mouv'