" La lutte et la révolte impliquent toujours une certaine quantité d’espérance, tandis que le désespoir est muet. "
Charles Baudelaire, Les paradis artificiels (1860)
Révolution. Voilà une promesse qui a vu se lever bien des volontés et des espoirs, prêts ou contraints qu’ils étaient à s’emparer d’elle. Espoir qui a pu à la fois motiver et instruire les plus grands idéaux - et permis d’accéder aux plus importantes conquêtes sociales - mais qui a pu aussi avorter, dans la douleur, quand cette aspiration légitime des peuples à disposer d’eux-mêmes n’est pas parvenu à introduire le réel. C'est en un sens l'expérience vivante de l'Humanité en train de se faire qui veut « savoir l'histoire qu'elle fait » (Sartre).
Cet acte rare et sublime par lequel les hommes bouleversent sur le mode pratique et plus seulement théorique le cours actuel des choses continue de travailler le Monde, avec les succès et les échecs que l’on connaît. Aussi ce « printemps arabe » au doux parfum de jasmin est un fait historique majeur. " Cette fleur que les vents n'ont pu ternir " (La Fontaine) c'est ce peuple en mouvement. Guidé par une espérance commune : ne pas laisser dans l'imagination l'idée d'un autre Monde. Faire accoucher la liberté et les démocraties.
Résolus à contraindre le réel, les défaitismes et les déterminismes qu'il avait trop longtemps porté en lui, convaincus de devoir imposer ses attentes et son refus aux oligarchies, ces milliers d'hommes et de femmes ont fait taire les plus lointaines certitudes. Pour devenir les sujets imprévus des préoccupations mondiales.
Sans se substituer aux solidarités plus ou moins actives qui se sont exprimées à l’égard de ce « séisme » multiforme, certains ont souhaité dès le début prendre part à ce choc visuel, culturel, et faire ainsi témoigner au plus près les révoltes naissantes.
L’intuition d’un changement radical aidant, ils ont pu assister - autrement qu’à travers le spectacle médiatique orchestré par les chaînes occidentales - à cette formidable expérience humaine, nécessaire mais risquée, qui devait gagner ces territoires amis.
Parmi eux Dominic Nahr, Guillaume Binet, Julien Daniel, Lionel Charrier, Luca Sola, Olivier Laban-Mattei, Ron Haviv et Yuri Kozyrev.
Ce dépassement collectif de toute forme de dominations et d'aliénations, ce renversement de l’état existant qui maintient trop souvent les hommes prisonniers de l’histoire - comme si elle leur était extérieure ou agirait comme une puissance étrangère - tout cela s’expose avec force et talent à la galerie La petite poule noire.
En avançant dans la lecture de ce projet photographique, on est conforté dans cette idée - ici réalisée - que « le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire » selon les mots bien trouvés de Jean Jaurès.
Et contre le soutien tardif et la difficulté réelle dans laquelle se sont trouvés les gouvernements européens d’apporter un regard bienveillant aux mouvements démocratiques arabes, on veut ici croire à la spontanéité des luttes qui affichent des visages, des émotions, plutôt que slogans ou pancartes qui bien que symboliques n’en demeurent pas moins sans vie, privés d’expressivité.
Le rêve général côtoie une violence oppressive qui progresse en silence. La qualité certaine et les différents parti-pris des oeuvres présentées n’empêchent pas de faire exister un portrait réaliste et cohérent de soulèvements qui n’ont pas fini d’aboutir.
On apprécie ainsi la capacité qu’ont eu ces photographes de résister à la surenchère de l’image. Sans se détourner de la réalité ni user d’abus esthétiques où la forme masquerait le fond, on est ici parvenu à éviter l'insistance de scènes d’horreur ou d’agonie qui confineraient plus à un sensationnalisme emprunté - vision étriquée, réductrice - qu’à un rendu le plus fidèle possible (quoique toujours subjectif) de situations complexes.
La force mobilisatrice, euphorique ou sanglante, d’un destin en marche : voilà une invitation qui emporte nos pensées bien après notre passage.
On voit s'exprimer ici sans détour un désir d’émancipation qui envahit tout : la rue, les débats, les consciences et la place publique.
Ce monde intolérable que nous avons parfois sous les yeux, des gens nous montre qu’il est possible de l’ébranler. D’y faire entrer l’espoir par la grande porte. D’offrir d’autres possibles aux peuples ou classes opprimés qui, sans savoir où cela les mènera, ont raison de ne pas se soumettre à des conditions de vie insupportables et d'être tentés par une transformation historique profonde.
C’est finalement cet essai à l’aboutissement fragile, cette audace révolutionnaire à vif, ce saut dans l’inconnu, exaltant et périlleux, que nous gardons en mémoire. Peut -être comme un miroir grossissant : un reflet sombre de ce qui est et une ombre portée, hésitante, de ce qui pourrait ou devrait être.
De la place Tahir (Caire) à Benghazi (Libye) en passant par Tunis il existe une voix de l'insoumission, des anonymes qui parfois au prix de leur vie font vivre des colères saines, justes et utiles. Nous permettant d'esquisser, en revisitant les propos de Marx, que " l'émancipation des peuples arabes doit être l'oeuvre des peuples arabes eux-mêmes ".
Le ciel s’ouvre et se referme en nous laissant tantôt songeur, soucieux, admiratif... Les images interrogent et encouragent notre regard critique.
La petite poule noire fait partie de ces galeries dont on manque et qui nous réconcilie définitivement avec la photographie contemporaine et même une certaine tradition humaniste de le discipline.
Un lieu ou la photographie engagée a droit de cité et prend véritablement sens, dans son époque, bien loin des emprunts et galvaudages qui foisonnent dans le métier et épuisent le genre.
Le refus du « consensus d'une photographie purement décorative » est largement concrétisé : cette joyeuse équipe d’associé(e)s vous montreront la voie d’un dialogue réussi, intelligent, entre ambition artistique et exigence journalistique.
Nicolas Dutent
Exposition Revolutions,
Du 1er avril au 24 mai 2011 à la Galerie La petite poule noire 12, boulevard des Filles du Calvaire/ 75011 PARIS
www.lapetitepoulenoire.com