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Billet de blog 9 décembre 2015

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Spinoza, l’Ecole et la Laïcité

Transmettre les valeurs républicaines dans le cadre institutionnel de l’Ecole Primaire, qu’est-ce que cela suppose? On ne peut manquer, au lendemain de la journée de la laïcité, de formuler la question. Certains cherchent peut-être, dans les programmes, ce qui pourrait bien s’y rapporter quand la plus grande partie de la réponse est contenue dans ces mots mystérieux: "faire la classe"

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Mobiliser tout le corpus républicain sur l’égalité en droit, sur le respect de la personne, étudier des textes fondateurs comme la déclaration des droits de l’Homme de 1789 ou le préambule à la constitution de 1946 ou bien encore en ce jour, la Charte de la Laïcité, tout cela ne sera d’aucun effet pour transmettre des valeurs. Pire! Cela pourrait même les dénaturer. On pourra alourdir les programmes d’éducation civique, convoquer des commémorations, organiser des cérémonies, faire entrer la philosophie à l’école maternelle, rien n’y fera… il convient de se recentrer sur ce qui figure dans les programmes sous l’appellation mystérieuse de « vivre ensemble » et qui englobe tous les moments de la vie scolaire. Autrement dit, la question n’est pas tant celle du contenu que de la manière de l’aborder.    

Avant de pousser l’examen plus avant  il faut préciser d’emblée que le « vivre ensemble » intransitif,  qui plait tant aux instances représentatives des différentes communautés religieuses car il assure l’étanchéité pérenne de leurs frontières, n’est pas celui de l’Ecole. Car vivre ensemble - et c’est là  toute l’ambition de l’Ecole de la République - c’est vivre quelque chose ensemble qui construise les fondements de la citoyenneté. C’est  le véritable sens de la laïcité à la française. Nous ne formerons des citoyens qu’à mesure que ce quelque chose  se rapprochera au plus près d’une expérience réflexive de notre humanité.

Dans ces conditions, convoquer la philosophie matérialiste de Spinoza permettrait d’y voir un peu plus clair. Car elle propose une définition moderne de notre humanité.  Cette humanité, c’est une dynamique passionnelle complexe capable de combinaisons infinies dont nous sommes chacun un résultat à un moment donné. La recherche du plus grand bonheur possible nous impose cependant de bien connaître ces passions, ces affects, pour mieux nous orienter.  Une distanciation s’impose donc. D'ailleurs, la première autorité qu’un enfant reconnaîtra à un adulte, c’est sa capacité à se distancier des affects et à proposer « une échappatoire», « une porte de sortie » qui préservera sa sécurité affective en ne le braquant pas, sans cependant faire l’impasse sur la réprimande nécessaire.  

 Donc il faut faire l’expérience de cette humanité. Mais en faire l’expérience dans un sens quasi scientifique, mettre la main à la pâte de cette humanité.  Cela suppose  d’objectiver les affects qui sont, en quelque sorte, notre matière même. On pourra les nommer, les distinguer, les rassembler, les classer, remarquer des arcs réflexes stéréotypés, pointer ce qui pourrait faire figure d’anomalie dans un mécanisme affectif. De ce point de vue là, le professeur ne doit plus considérer les affects comme des parasites mais au contraire comme le cœur même de son travail.

Il ne s’agit pas de faire de la psychologie, mais il est clair qu’il sera difficile d’être bon professeur sans être « un  petit peu psychologue » c’est-à-dire attentif au bien être affectif des enfants.Que s’agit-il de faire alors ? Essentiellement d’introduire de la distance par rapport aux affects.

D’abord, une distance temporelle critique. Faire des « histoires » conflictuelles, qui ponctuent la vie des enfants dans un cadre scolaire,  des objets d’apprentissage lorsqu’on les convoquera à froid. Et mettre les élèves en situation de remarquer qu’ils se sont peut-être laissé emporter ; et par suite, de se demander par quoi ? Evidemment tout cela est très difficile et demande un tact pédagogique exceptionnel et une formation particulière. 

Ensuite, une distance matérielle critique à travers l’étude d’œuvres littéraires. Pourquoi le Corbeau, lâche-t-il son fromage, pourquoi le Petit Poucet ramasse-t-il des cailloux blancs à l’aube ? Pourquoi Ulysse massacre-t-il les prétendants ? Il  y a du mécanisme affectif  objectivable dans la littérature et la première empathie qu’on doit demander aux élèves n’est pas morale mais spéculative. Sans elle, les textes demeureront absolument hermétiques. Interroger les intentions des personnages littéraires, c’est là le noyau dur du travail de la classe, c’est là que se construisent les valeurs.

Car dans ce travail on active la raison, celle qui nous commande de respecter la lettre du texte qui nous mettra tous d’accord. On active aussi l’empathie et la compassion pour comprendre ce que le texte ne dit pas mais que nous devons comprendre par l’expérience commune que nous avons des affects. On active enfin cette sensibilité particulière à chacun d’entre nous qui fait que l’on s’identifie ou pas à tel ou tel personnage, que l’on interprète le texte d’une façon ou d’une autre dans les limites que nous donne le texte.

Dans ce travail donc, on fait exister autrui à la fois dans sa proximité ratio-affective  et dans  son irréductible altérité. Le sens de la Laïcité, c’est le double respect de cette altérité et de la vérité. Faire la classe c’est construire  ce respect en faisant vivre sereinement, à  des élèves leurs parts de commun et leurs parts d’intime.

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