Dans une semaine à peine, le Rassemblement national pourrait accéder au pouvoir, et Jordan Bardella devenir Premier ministre. À l’évidence, le matraquage médiatique (de Bolloré et cie) en sera largement responsable – sans relais médiatique, il est improbable que des candidat·es aussi incompétent·es et, pour certain·es, aussi ouvertement racistes aient pu obtenir de tels scores. S’y ajoute l’attitude délétère du chef de l’État, de son camp politique et de la droite, qui refusent d’appeler clairement au front républicain.
Au-delà, il y a matière à réflexion sur notre part de responsabilité à nous, militant·es de gauche. Voici quelques éléments pour contribuer aux discussions stratégiques – en partant de la question des affects et de notre impuissance collective.
Changer de gauche
À nos yeux de militant·es de gauche, notre camp est très largement celui du progrès, de la solidarité, de l’entraide. Nous sommes celles et ceux qui combattons toutes les formes de domination et d’oppression et qui aspirent ainsi à construire une société plus juste. C’est ce que la gauche a incarné pendant deux siècles et demi.
Bien sûr, il s’agit là d’idéaux et d’aspirations – d’ailleurs, lorsqu’elle a exercé le pouvoir, la gauche s’est rarement montrée à la hauteur de ses propres idéaux.
Mais nous sommes, à des degrés divers, persuadé·es d’être du bon côté de l’histoire. Ce qui, pour les plus marxistes d’entre-nous, signifie que nous finirons inéluctablement par gagner.
Au demeurant, la science n’est-elle pas de notre côté - sur les PFAS, les pesticides, sur le changement climatique ?
La haine, la division, la violence, ce qui fait peur : ça n’est pas chez nous, c’est dans le camp d’en face. Du côté de nos adversaires, de l’extrême-droite.
Pourtant, pour beaucoup de non militant·es, la gauche ne représente plus cela. Les enquêtes d’opinion (y compris les plus sérieuses d’entre elles, sur la base d’entretiens poussés & d’analyses qualitatives) le montrent : la gauche, en particulier la gauche la plus à gauche, fait de plus en plus peur. Parfois plus que le Rassemblement national. Bien sûr, tout le monde n’a pas peur de la gauche pour les mêmes raisons : les ultra-riches craignent de devoir payer plus d’impôts, là où d’autres vont plus volontiers succomber aux paniques morales artificiellement créées sur le danger “woke”, ou encore vont craindre des bouleversements économiques et sociaux là où ils préféreraient que les choses continuent comme avant, etc.
Le quinquennat de François Hollande, la loi travail, l’état d’urgence et d’autres mesures socialement brutales ont détourné toute une partie de l’électorat traditionnel de la gauche.
Nous n’en sommes pas les premiers responsables : nous faisons face à l’empire médiatique de Vincent Bolloré, qui a décidé de porter le Rassemblement national au pouvoir. Nous avons, contre nous, l’essentiel des éditorialistes, le réseau Atlas, réseau de think tanks libertariens et ultraconservateurs qui s’est donné pour mission de combattre toute forme de redistribution, toute politique climatique ambitieuse, et convaincre qu’il ne faudrait pas accorder trop de droits aux femmes, aux minorités ; qu’il faudrait, en revanche, continuer à détruire les services publics. Nous avons donc contre nous un camp qui sape activement toute forme de lien, tout ce qui fait commun et qui, par de malins tours de passe passe, parvient à nous désigner la principale menace envers la cohésion sociale – faisant de la cohésion “ethno-raciale” un choix préférable à celui de la solidarité inconditionnelle.
Certes, la gauche française ne fait pas seule face à ces défis : partout, l’extrême-droite a le vent en poupe, y compris après que son incompétence ait été démontrée par des mandats désastreux (Trump, Bolsonaro, Johnson, etc.). On pourrait se rassurer et se convaincre qu’il ne s’agit là que d’un retour de bâton, une sorte de “contre-révolution”, qui ne serait que la conséquence d’avancées importantes (en particulier sur la question de l’égalité et de la remise en cause de des formes de domination liées, par exemple, au genre).
Nous n’en sommes pas responsables. Mais nous ne devrions pas prétendre que nous n’y pouvons rien. Nous devons en tenir compte, et répondre aux affects qui caractérisent notre époque (plutôt que de mobiliser des affects qui risquent de renforcer la peur que suscite la gauche).
De ce point de vue, il n’est pas certain que jouer sur ce seul registre de la peur (en rappelant, à raison, à quel point une arrivée au pouvoir du RN serait catastrophique) soit opportun, si nous voulons gagner les législatives. Nous devons à l’évidence convaincre du danger que représente l’extrême droite, tout en rassurant celles et ceux qui ont peur des politiques et valeurs de gauche.
La tâche est d’autant moins évidente qu’à l’inverse, la France Insoumise en général, et la figure de Jean-Luc Mélenchon en particulier, contribuent à la mobilisation dans les quartiers populaires - quand bien même ils servent d’épouvantail pour attiser la peur dans l’électorat modéré. Le corps électoral n’en est pas un, il est trop hétérogène pour cela.
Ce qui nous affecte ?
Au-delà du rôle de Bolloré et consorts, le rejet que suscite la gauche me semble s’expliquer en par une erreur d’analyse que nous faisons trop fréquemment : nous nous trompons d’affect. Il est essentiel d’identifier l’affect dominant de notre époque, car toute stratégie politique doit idéalement y répondre, pour espérer l’emporter.
Chantal Mouffe estime que c’est le besoin de sécurité qui est déterminant (voir par exemple La Révolution Démocratique Verte, paru chez Albin Michel). Ceci expliquerait pourquoi l’extrême droite triomphe, car elle se positionne depuis des années comme étant un rempart contre « l’insécurité », qu’elle construit de manière artificielle comme un problème de délinquance et d’immigration. Elle appelle la gauche à investir cet affect (en apportant bien entendu des réponses radicalement différentes, en se situant sur un autre terrain que l’extrême droite). C’est là que LFI fait campagne - y compris des figures dissidentes telles que F. Ruffin, qui cherche à incarner une figure protégeant les salarié.e.s les plus précaires.
LFI a, par ailleurs, beaucoup cherché à rassembler celles et ceux qui sont en colère : le “bruit et la fureur” théorisés par Jean-Luc Mélenchon, le “dégagisme” d’une partie des Insoumis et plus généralement leur présence parfois tonitruante à l’Assemblée nationale devait montrer que la France Insoumis était la mieux placer pour être le réceptacle des colères populaires.
D’autres ont beaucoup écrit sur la question de l’éco-anxiété, de la solastalgie - ou sur les autres affects (tels que la colère) que provoque la catastrophe climatique en cours. L’idée de “douceur” qui était au cœur de la campagne de Marie Toussaint était une forme de réponse à ce type d’affects.
Il me semble néanmoins qu’il ne s’agit là que d’affects “secondaires” : ce qui domine notre époque, c’est le sentiment d’impuissance (voir, sur la question, le livre de Geoffrey de Lagasnerie - Sortir de notre impuissance politique, paru chez Fayard), ou encore l’ouvrage de Camille Étienne, Pour un soulèvement écologique: Dépasser notre impuissance collective). Le besoin de sécurité & de protection ne fait que découler du sentiment d’impuissance.
C’est un affect triste, très négatif - particulièrement difficile à appréhender pour la gauche, puisqu’il vient heurter directement l’idée que nous pourrions transformer en profondeur la société.
C’est au contraire un affect auquel l’extrême droite répond avec efficacité - et c’est sans doute ce qui explique que des clowns (Trump, Bolsonaro, Milei) ou des incompétents notables (Boris Johnson, J. Bardella et M. Le Pen) parviennent au pouvoir (ou aux portes du pouvoir) : leurs succès électoraux sont construits sur la fiction qu’ils parviendraient à nous redonner du pouvoir, à nous protéger de toutes ces dynamiques sur lesquelles nous avons l’impression de n’avoir aucune prise. Le changement climatique ne serait qu’un hoax, il n’y aurait aucune raison de nous inquiéter. La police, l’armée et les formes brutales de répression qui s’abattent sur les corps racisés, différents ou sur les corps en mouvement pour changer le monde nous font la démonstration d’un État tout puissant, qui saurait se montrer ferme. Fermer les frontières permet de mettre en scène un État qui serait protecteur et saurait encore nous protéger des dangers, etc.
La gauche fait erreur quand elle croit qu’elle ne reviendra pas au pouvoir si elle ne répond pas à la question de l’insécurité : cette dernière n’est que la scène sur laquelle l’extrême droite peut le plus facilement mettre en scène la fiction d’un État tout-puissant - mais la question première est bien celle-ci : comment pouvons-nous parvenir à lutter contre l’impuissance (retrouver un peu de « puissance d’agir »).
Ce sentiment d’impuissance débouche sur une attitude très fataliste, qui caractérise très largement l'électorat du Rassemblement national (voir à ce sujet les récentes vidéos de Vincent Verzat). Un fatalisme qui explique pourquoi les électeurs et électrices du Rassemblement national veulent renverser la table en votant pour “ce que nous n’avons jamais essayé”, alors même que le programme économique et social du RN s’inscrit dans la continuité directe des politiques néolibérales mises en œuvre depuis 40 ans. Dégager les sortant.e.s, pour continuer à mener leur politique…
La campagne des Européennes s’est pour partie jouée sur ce terrain-là : le choix de LFI de faire de la Palestine un enjeu central visait clairement à combattre le sentiment d’impuissance vertigineux face à ce qui se passe à Gaza.
L’apaisement et l’organisation comme alternative à l’impuissance
Mais LFI l’a fait d’une manière qui a renforcé la peur que la gauche peut susciter par ailleurs - sans parler des tropes antisémites que certains militant.e.s Insoumis ont mobilisé (sans que l'on sache vraiment si c'était intentionnel, comme dans le cas des dragons célestes, par exemple) et des formulations franchement dispensables (sur le caractère “résiduel” de l’antisémitisme, donnant l’impression qu’il s’agirait désormais d’une question totalement secondaire pour la gauche).
L’alternative pourrait alors être pour partie contre-intuitive. Il est en effet tentant de combattre l’impuissance en multipliant les actions, en se mobilisant toujours plus, en agissant autant que l’on peut - parfois à tort et à travers. Après tout, si nous avons l’impression que nous ne pesons pas, n’est-ce pas parce que nous ne faisons pas assez ? Ne devrions-nous pas “plus” faire - plus de manifestations, plus d’actions ; du spectaculaire, de la confrontation, pour montrer que nous sommes là ?
Il me semble qu’il y a là une autre erreur stratégique. La gauche, en particulier associative / mouvementiste, a récemment surinvesti le terrain des mobilisations et de l’activisme ; au détriment du lent et souvent ingrat travail d’organisation, de structuration, d’entraide. Quand nous pensons “action politique”, nous pensons volontiers manifestation, affrontement, occupation, blocage - non sans raison : ces formes de lutte ont fait la preuve de leur efficacité. Sans elles, il y aurait un aéroport à Notre Dame des Landes, des bassines un peu partout dans le Poitou et ailleurs et les projets autoroutiers seraient assurés de voir le jour. Au demeurant, la brutalité policière que nous subissons sur ces terrains de lutte ou dans les quartiers populaires, nous impose de consacrer une énergie folle à faire face aux conséquences de la répression, plutôt qu’à construire d’autres formes de solidarité.
Mais nous ne devrions pas pour autant délaisser le terrain de l’organisation, de l’entraide concrète. Plus précisément, dans la période actuelle, je crois que nous devrions montrer en quoi nous sommes le camp de l’apaisement ; le camp des mesures concrètes qui permettent à chacun.e d’entre-nous de bien vivre. Il ne s’agit ici pas de plaider pour un apaisement mou, qui serait synonyme de reniement ; mais d’un apaisement ancré dans nos valeurs, de sorte qu’il résiste aux chocs actuels et à ceux à venir.
Dans les zones rurales en particulier, cette question de l’apaisement me semble centrale : après tout, ces électeurs et électrices du Rassemblement national sont partout. Ce sont les commerçant.e.s chez qui nous faisons nos courses ; ce sont les parents dont les enfants invitent les nôtres pour fêter un anniversaire ; ce sont les artisans qui viennent réparer une canalisation. Il ne s’agit pas de “faire avec” aveuglement, de laisser croire que voter pour le Rassemblement national ne serait au final pas si grave. L’enjeu est plutôt de retrouver des manières de faire communauté, de parvenir à convaincre que la seule solidarité est celle qui ne connaît pas de frontière, celle qui est ouvertement et clairement antiraciste, etc. C’est un travail de longue haleine, moins spectaculaire que nos mobilisations habituelles, mais néanmoins fondamental.
Une alliance politique n’est pas un mariage. Nous ne sommes pas là pour prétendre être la solution idéale, parfaite, à tous vos problèmes. Au fond, il n’y a rien de spectaculaire là-dedans, et nous sommes tou·te·s rempli·e·s de doutes, de réserves. Le nouveau Front populaire est comme l’un de ces TER dont nos territoires ruraux manquent tant, ou l’un de ces autobus de substitution : on ne monte pas dans un bus ou dans un train parce qu’il nous emmène exactement là où nous voulons aller. On monte dans le bus ou dans le train qui nous approche le plus possible de notre destination.
C’est cela, le nouveau Front populaire. C’est un cheminement collectif, qui nous permet enfin, pour la première fois depuis que l’extrême droite semble promise à triompher, que nous pouvons, d’un seul et même bulletin de vote, faire barrage ET construire l’alternative. Bloquer la destruction de ce qui nous lie et nous rassemble ET construire un territoire où l’on vivrait mieux.
À l’évidence, nombre d’entre-nous seront tenté.e.s, en cas de victoire du Rassemblement national le 7 juillet au soir, de laisser aller notre colère et notre peur, de les transformer en rage.
Il me semble pourtant que nous devrions faire tout autre chose - en partant du principe que si nous faisons peur à une partie importante de la population (que nous devons convaincre si nous voulons un jour pour transformer la société), alors la dernière des choses à faire est de nous laisser aller au chaos, aussi tentante soit cette perspective. Elle n’est d’ailleurs tentante que de loin. À y regarder de plus près, si le RN parvient au pouvoir, entrer dans une logique de conflictualité par la confrontation ne peut que s’avérer perdant, face à des forces régaliennes majoritairement acquises au RN. Nous risquerions de nous épuiser dans la solidarité avec des interpellés, des blessés, à faire de l’anti-répression plutôt qu’à construire.
Si nous perdons, nous ne renverserons pas le RN en une semaine, en un mois. Il nous faudra prendre le temps de le faire pas-à-pas, en soutenant évidemment toutes celles et ceux qui subiraient les conséquences de ces politiques funestes.
Nous pourrions sans doute nous inspirer des réseaux d’entraide mis en place pendant la pandémie de Covid19, pour soutenir celles et ceux qui subiront de plein fouet les conséquences des politiques du Rassemblement national mais aussi nous permettre de renouer avec les fameux “fâchés pas fachos”. Nous organisons localement, entre acteurs et actrices de la solidarité, pour nous protéger et nous soutenir face aux vents contraires. Ré-apprendre à ne pas dépendre de l’État et d’institutions, tombées aux mains de l’extrême-droite. Faire vivre des solidarités concrètes, ancrées dans nos territoires, à l’échelle d’une rue, d’un hameau, d’un quartier, d’un village. Protéger celles et ceux qui paieraient le prix fort des politiques menées par Jordan Bardella et ses sbires. Être pleinement solidaires, y compris de celles et ceux qui choisiraient de résister autrement, plus frontalement, au Rassemblement national. Retrouver les formes d’’interdépendance et [d’] interconnaissance profondes, liées à un lieu partagé”, dont parle Juliette Rousseau. Penser et s’organiser là où nous habitons, plutôt que de chercher des réponses qui fonctionneraient partout, tout le temps. Sans jamais renoncer aux montées en généralité ni aux rapports de force, partout où cela sera nécessaire.
Nous pourrions ainsi apporter la preuve que nous sommes des couturières et des couturiers, des tisserandes et des tisserands : là où ils cassent, nous reprisons, nous raccommondons, nous réparons.
Résister, c’est repriser. Réparer, c’est résister.