Par Nicolas Haeringer (350.org) et Tadzio Müller (Fondation Rosa Luxembourg) - paru initialement dans le New Internationalist
Jusqu’à la victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle, on pouvait raisonnablement penser que la dynamique était enfin passée du côté du mouvement pour la justice climatique. Un long cycle d’échecs et défaites semblait en effet prendre fin, et nos mobilisations parvenaient enfin à avoir un impact réel – des actions ciblant les infrastructures fossiles, en passant par le mouvement pour le désinvestissements, le mouvement engrangeait d’importants succès, qui venaient amplifier l’apparemment irrésistible marche vers un avenir 100 % renouvelable.
Paris n’a pas été un nouveau Copenhague. La COP21 a en effet permis au mouvement pour la justice climatique d’entrer dans une nouvelle phase, et de s’arrimer à des perspectives stratégiques claires, tout en construisant des alliances fortes entre acteurs très divers. La COP21 (et le moment politique qui l’a accompagnée) n’a pas seulement changer le paysage politique du point de vue de notre mouvement. Elle a aussi eu un impact sur la sphère institutionnelle. Bien sûr, nous ne sommes pas naïfs, et avons bien conscience qu’en soi, rien ne garantissait que les dirigeant.e.s allaient enfin se décider à passer à l’action. Mais l’Accord de Paris ouvrait de nouvelles perspectives, en ce qu’il nous permet de tenir nos dirigeant.e.s redevables des décisions et des engagements pris pendant la COP21. Le cadre de nos mobilisations s’en trouve ainsi élargi : il ne s’agit ‘plus’ seulement de revendiquer au nom du climat, mais également au nom de la démocratie. L’Accord de Paris opère par ailleurs un glissement, aux conséquences juridiques potentiellement importante vers la reconnaissance d’un ‘état de nécessité’ climatique, fondant la légitimité de la ‘désobéissance climatique’.
Bien entendu, ces succès comme ces avancées ne sont pas sans poser questions et s’accompagne de doutes, de débats, voire de divergences à l’intérieur même de notre mouvement. Mais nous avions tou.te.s le sentiment que nous étions enfin en train de recommencer à gagner : à la fin d’une action de blocage d’une mine de charbon, en Allemagne, au mois de mai dernier, un millier d’activiste reprenait l’antienne altermondialiste : « rien ne peut nous arrêter, un autre monde est possible » (we are unstoppable, another world is possible ».
Il est assez tentant, suite aux résultats de l’élection présidentielle états-unienne, d’abandonner l’espoir. De fait, la victoire de Trump marque un important retour en arrière. Mais la portée de ce retour dépendra largement de l’ampleur que nous lui donnerons. Dans cette perspective, et de manière assez paradoxale voire ironique, la victoire de Trump contribuer à clarifier, sinon à simplifier radicalement la situation. Si Trump fait ce qu’il a dit qu’il ferait (c’est-à-dire : forer, creuser, miner), cela signifie concrètement que le budget carbone du reste du monde est désormais nul.
Zéro. Ce chiffre ne doit pas nécessairement nous inquiéter. Sa force réside dans sa simplicité, qui nous montre dans toute sa clarté ce à quoi doivent ressembler les prochaines étapes de la construction de notre mouvement. Puisque le processus onusien ne nous préserva pas, à lui seul, du chaos climatique et que les États-Unis sont désormais dirigés par un fou, notre tâche est désormais d’imposer une sortie des combustibles fossiles partout ailleurs dans le monde. Voici sans doute la manière dont nous pouvons nous montrer le plus concrètement solidaires de toutes celles et ceux, qui, aux États-Unis, se situent en première ligne de la lutte contre le changement climatique et l’extraction de combustibles fossiles : geler les infrastructures fossiles, partout où nous le pouvons.
Une autre certitude doit nous animer : dans un monde où quelqu’un qui prétend que le changement climatique est ‘un canular monté de toute pièce par la Chine’ vient d’être élu à ce qui est perçu comme le rôle le plus puissant du monde, il ne suffit plus d’affirmer que la science, la vérité et la raison doivent déterminer nos mobilisations contre l’industrie fossile. Après tout, le succès de Trump doit beaucoup à sa capacité à ignorer les ‘vérités’ établies, et ses soutiens se désintéressaient ouvertement de savoir s’il disait la vérité ou mentait, enchaînant les déclarations aussi absurdes qu’odieuses – promettant de construire un mur que les Mexicain.e.s allaient payer, annonçant son intention d’interdire l’entrée du territoire aux musulman.e.s, etc.
La victoire de Trump marque l’avènement d’une politique de ‘l’après-vérité’. Quelles en sont les conséquences pour la justice climatique ? Cette nouvelle ère signifie sans doute que nous devons apprendre à remettre les certitudes intellectuelles que nous apporte la science (et les ‘budgets carbones’) à leur juste place. Bien sûr, la science a joué un rôle majeur dans la construction de notre mouvement et sans ses succès – et nous ne voyons aucune raison à ce que cela change. Mais les lois de la physiques se préoccupent peu de la politique. L’élection de Trump prouve que l’inverse est tout aussi vrai – sinon plus vrai encore. Dans un monde trump-isé, nous devons sans doute comprendre que les lois de la politiques s’affranchissent très facilement de celles de la physique, et que la ‘vérité’, au sens où nous la comprenons habituellement, joue un rôle de moins en moins central.
Trump a gagné parce que son discours résonnait avec toute une frange (blanche et plutôt aisée si l’on en croit les sondages sortie des urnes) de la population. Son discours les rassurait et leur faisait croire qu’elles et ils étaient pas seulement entendus, mais compris – et, qu’ainsi, elles et ils étaient puissant.e.s. À gauche, nous concevons volontiers la politique comme étant quelque chose ayant trait à la vérité et aux intérêts (et nous sommes donc de plus en plus fréquemment amené.e.s à nous demander pourquoi les gens votent ‘contre leur intérêt’, considérant de manière parfois arrogante, qu’elles et ils ont été trompé.e.s par quelque chose que nous nous plaisons à appeler ‘hégémonie idéologique’). Spinoza nous a pourtant alerté : ‘puisque les hommes, comme nous l’avons dit, sont conduits par l’affect plus que par la raison (magis affectu, quam ratione ducuntur), il s’ensuit que la multitude s’accorde naturellement et veut être conduite comme par une seule âme sous la conduite non de la raison mais de quelque affect commun (ex communi aliquo affectu)’.
Si cet avertissement est fondé – et nous pensons qu’il l’est, a fortiori à l’ère où le néolibéralisme signifie que les élites du centre-gauche affirment depuis des décennies des vérités n’offrant aucun échappatoire (dont l’archétype est l’affirmation qu’il n’y a pas d’alternative) comme stratégie pour démanteler tout ce qui reste des victoires obtenues par les mobilisations de la classe ouvrière - alors les politiques (de justice) climatiques doivent cesser de s’organiser autour et à partir de vérités surplombantes. Nous devons les réinventer comme politiques qui contribuent à développer la puissance d’agir de chacun.e. Cela implique sans doute de renoncer à prendre le budget carbone comme point de départ, mais de construire ces politiques à partir de celles et ceux qui vivent et s’organisent au sein des communautés les plus affectées par le changement climatique – et de le faire d’une manière qui rende désirable la lutte contre le racisme, le sexisme et le suprémaciste qui est, pour le pire, en train de transformer le Nord global.
Pour le dire autrement : nous avons besoin de moins de COP23 et de plus d’Ende Gelände et de ZAD, de moins de batailles parlementaires sur la taxe carbone et de plus de luttes inclusives et fortes comme celles en cours conte le projet d’oléoduc Dakota Access – ou mieux : nous devons parvenir à embrasser ces différentes approches dans un même mouvement. Cela implique plus de temps passer à nous organiser, plus de désobéissance et moins de temps perdu dans les halls de négociations onusiennes.
Il ne s’agit pas de dire que l’une des approches est mauvaises ou inefficace per se (même si c’est malheureusement souvent le cas). Mais dans un monde dans lequel un personnage comme Trump peut devenir président des États-Unis, continuer de lier les politiques climatiques à la raison et à la vérité dans le cadre de jamborés réservés aux élites mondiales nous mènera droit dans un mur. Seule une politique de la justice climatique qui parvienne à surpasser l’attractivité affective du jargon et de la morgue de celles et ceux à qui nous faisons face nous permettra de gagner à nouveau. C’est à cette tâche que s’attèlent dès à présent de nombreux groupes – ceux qui sont en première ligne face au changement climatique.