Dans mon billet précédent, j’insistais sur le fait que le nouveau Front populaire « nous appartient » - un nous qui englobe toutes celles et ceux qui ont fait campagne et qui, pour une large part, ne sont encarté·es nulle part. Je suggérais donc que les négociations soient animées et coordonnées par des représentant·es de la société civile, qui de fait, ont l’expérience de larges coalitions composées d’actrices et d’acteurs très différent·es.
Je voudrais ici prolonger cette réflexion : nous avons actuellement l’impression d’être dépossédé·es du NFP, repris en main par les partis politiques et tout leur corollaire : les logiques d’appareil comme celles de carrière ; les désaccords montés en épingle et portés sur la place publique ; les règlements de compte ; etc. Bref : une logique et un univers totalement étranger à l’expérience collective de cette courte campagne électorale.
Pendant trois semaines, le nouveau Front populaire apparaissait comme étant plus que la somme de ses parties (ou, en l’occurence, partis) ; il semble aujourd’hui n’en être guère plus que la juxtaposition stérile.
Je ne pense pas que nous puissions faire grand chose contre ces dynamiques délétères, typiques de la sphère politique. Nous pouvons en revanche tenter de lutter contre la dépossession dont nous sommes victimes, depuis la société civile. Il me semble nécessaire pour cela de revenir sur la question de l’intensité, puis de réfléchir à celle de la redevabilité (l’obligation de rendre des comptes).
Dépossession
Le succès électoral du nouveau Front populaire s’est en effet construit grâce à une dynamique de campagne aussi remarquable que très spécifique. Il n’est, de ce point de vue, guère surprenant que l’union soit bien plus complexe dès lors que nous sommes entré·es dans une dynamique différente, d’exercice du pouvoir (ou d’aspiration à l’exercice du pouvoir).
Reconnaître les différences entre ces deux phases est essentiel, pour trouver des manières de dépasser les difficultés actuelles.
Partout en France, nous avons collectivement fait vivre une dynamique remarquable, pendant les trois semaines de campagne : des socialistes, des communistes, des écolos, des insoumis, mais aussi des antifas, des anars, des lassé·es de la politique, des nouvelles et nouveaux venu·es qui ne sont encarté·es nulle part, des habitant·es de quartier populaires qui se tenaient jusqu’alors à l’écart des élections. Nous avons fait campagne ensemble, par-delà nos désaccords, nos cultures politiques différentes, etc.
La mobilisation est même allée bien au-delà de celles et ceux qui ont fait campagne activement. Des dizaines de milliers de citoyen·nes ont permis à la politique de faire irruption dans le quotidien. En attendant les enfants à la sortie de l’école ; en faisant la queue au supermarché ; au café ; en famille : nous avons multiplié les conversations, pour convaincre de voter pour le nouveau Front populaire ; puis pour expliquer l’importance du front républicain. Sans ce tissu diffus, mais dense de conversations, il est probable que le report des voix du centre et de la droite sur les candidat·es de gauche n’aurait pas été aussi bon.
Notre participation était plus ou moins intense, mais tou·tes, nous avons fait campagne pour le nouveau Front populaire. À de rares exceptions près (à peine une dizaine de circonscriptions sur 577) les choses se sont déroulés sans accroc : un moment rare, qui nous appartient collectivement et dont nous avons aujourd’hui le sentiment d’être dépossédé·es.
Nous sommes pourtant le nouveau Front populaire, tout autant que Jean-Luc Mélenchon, Marine Tondelier, Fabien Roussel, ou Olivier Faure ; que Sophia Chikirou ou Clémentine Autain ; que Manuel Bompard ou Alexis Corbière ; que François Ruffin ou François Hollande ; que Raphaël Arnault ou Raphaël Glucksman ; qu’André Chassaigne ou Cyrielle Châtelain.
Nous le sommes tout autant qu’elles et eux, mais nous ne sommes plus directement partie prenante. La séquence qui s’est ouverte au lendemain des élections est donc douloureuse, tant nous avons l’impression d’être dépossédés de ce « commun » politique, auquel nous avons donné vie ensemble.
Bien sûr, ce basculement est largement lié au fait que nous nous sommes mobilisé·es, pour la plupart, là où nous vivons - dans notre circonscription, dans notre quartier, dans notre village, etc. Avec la fin de la campagne, la politique se recentralise et se concentre très largement à Paris, dans des cénacles qui nous sont inaccessibles. Mais ce n’est pas la seule raison.
Du reste, nous serions bien en peine de tomber d’accord pour dire qui est principalement responsable de la situation : pour certain·es, c’est le PS qui est en cause, à vouloir gouverner trop au centre ; pour d’autres le jusqu’au-boutisme de la France Insoumise. Ailleurs, on vilipendera volontiers l’attitude des frondeurs ex-Insoumis ; les arrières pensées des communistes ; l’attentisme des Verts. Tantôt, on n’hésitera pas à rejeter les partis dans leur ensemble & à se dire qu’au fond, ils et elles sont tou·tes pourri·es.
Tou·tes, nous sommes d’accord sur un point : le NFP est en train de nous échapper. « Paris » reprend le contrôle, avec ses logiques d’appareil, ses négociations secrètes, ses guerres d’égo.
Tout cela est vrai, mais si nous voulons continuer à peser depuis la société civile, nous devons aussi admettre qu’il y a d’autres facteurs en jeu, à au moins deux niveaux - intensité et redevabilité.
Variations d’intensité
La dynamique d’une campagne n’est en rien similaire à celle d’une phase liée à l’exercice du pouvoir. Nous avons vécu pendant trois semaines une période d’une intensité rare. L’intensité ne concerne pas seulement le temps que nous avons consacré à la campagne & les arrangements multiples que nous avons dû trouver pour dégager le temps nécessairement à prendre notre part dans cet effort. Elle a également trait aux affects qui nous ont animés dans la période : la peur de voir le RN accéder au pouvoir ; mais aussi la joie liée à l’énergie collective propre à un moment aussi fort qu’une campagne électoral ; etc.
Ces variations font partie des défis les plus difficiles à appréhender pour les collectifs et les mobilisations citoyennes. Il n’y a, de fait, rien de neuf ici : une mobilisation syndicale, Nuit debout, un squat qui passe d’une lutte contre son expulsion à la possibilité de s’inscrire dans la durée - chaque personne qui a pris part à l’une ou l’autre de ces expériences y a été confronté. Il s’agit d’un passage presque obligé, quoique déstabilisant et douloureux, de tout parcours militant. La seule différence ici est que nous en faisons l’expérience à partir de la sphère politique plutôt que dans celle de la société civile.
Nous avons vécu ce que le collectif ‘The Free Association’ décrivait (à propos des mobilisations altermondialistes) comme un « moment d’excès », au cours duquel « la créativité s’accélère » : chaque initiative semble bonne à prendre et parvient à s’insérer, peu ou prou, dans un effort collectif. Un moment rare, pendant lequel nous faisons l’expérience concrète d’un tout qui est bien plus que la somme de ses parties.
Une telle intensité n’est pas soutenable, elle ne peut être que brève. Nous devons donc trouver d’autres manières de la raviver, plus durables.
C’est ici que nous faisons fausse route : nous avons tendance à croire que de tels « moments d’excès » n’appartiennent pas au même univers que notre quotidien. Il y aurait une rupture, un basculement, un changement de nature : ces moments constitueraient des évènements littéralement « extraordinaires ». Le travail du collectif The Free Association est ici riche d’enseignements, qui nous montre qu’il n’en est rien. Il n’y a pas de différences de « nature » entre de tels évènements et notre quotidien. Ce qui diffère, c’est l’intensité - de tels moments ne seraient, au fond, que notre quotidien en beaucoup plus intense (à moins que ce ne soit l’inverse, et que notre quotidien ne soit que ces moments en beaucoup moins intenses). Il n’est donc pas nécessaire de réfléchir à des interventions « extraordinaires », d’une ampleur sans précédent, pour reprendre notre part du nouveau Front populaire. Nous pouvons le faire là où nous sommes, au quotidien.
Boucles de redevabilité
C’est ici que la question de la redevabilité (traduction de l’anglais « accountability » qui ne lui rend pas pleinement justice - obligation de rendre des comptes ne convient guère mieux) peut s’avérer cruciale. Cette forme de responsabilité est en effet dense, et appropriée à un objet aussi bizarre que le nouveau Front populaire. L’idée derrière la redevabilité, c’est que toute personne ayant reçu un mandat doit rendre des comptes auprès de celles et ceux qui lui ont donné ce mandat - et cette obligation de rendre des comptes peut prendre différentes formes, son actualisation dépend moins de la personne qui a reçu le mandat que de celles et ceux qui l’ont donné.
Il s’agit alors de faire émerger des boucles de redevabilité, autrement dit des moments, aussi fréquents que possible (pour tendre au maximum vers le quotidien) au cours desquels nous scrutons, évaluons, jugeons, critiquons ou soutenons ce que font celles et ceux qui ont reçu un mandat. C’est là, à mon sens, l’unique manière de concilier des formes de représentation avec l’aspiration à une démocratie la plus directe possible.
Le problème, c’est que le temps politique classique n’est pas compatible avec cette exigence : une fois le temps de l’élection passée, les boucles de redevabilité se distendent, à mesure que l’on confond « obligation de rendre des comptes » avec « prochaine échéance électorale ». Notre tâche est donc de parvenir à resserrer la temporalité, à imposer aux élu·es du nouveau Front populaire (et bien plus encore aux dirigeant·es des formations politiques qui le composent) de nous rendre des comptes quasiment en permanence.
Les propositions formulées ici et là, d’un vote à bulletin secret pour désigner la personne qui serait amenée à diriger un gouvernement du nouveau Front populaire me semble ici insuffisantes. Un tel vote présente l’avantage de sortir les élu·es des logiques d’appareil (et de la loyauté à son parti imposée au forceps). Mais il ne redonne aucun espace à la société civile.
Encourager la pression
Deux choses me semblent plus importantes, par lesquels le nouveau Front populaire accepterait et même encouragerait les pressions venant de la société civile.
Premièrement, comme suggéré dans mon précédent billet, il semble aujourd’hui évident que la société civile doit être associée aux négociations. Les ONG, syndicats et autres organisations du mouvement social ont fait la preuve de leur capacité à construire des collectifs efficaces, quoiqu’ils reposent sur des équilibres fragiles puisque composés d’organisations très différentes.
Concrètement, on pourrait imaginer que quelques représentant·es d’organisations de la société soient mandaté·es pour organiser et animer les négociations au sein du NFP. Ces personnalités signeraient au préalable un engagement à ne revendiquer aucune fonction exécutive, afin d’éviter tout conflit d’intérêt.
Mais une telle démarche ne ferait qu’élargir un petit peu les boucles de redevabilité. Elle devrait donc s’accompagner d’un choix fort : les négociations devraient se tenir à des horaires et dans des lieux annoncés publiquement de sorte que nous puissions, comme le 9 et le 10 juin derniers, aller manifester notre soutien à ce processus collectif et donner corps à cette obligation de rendre des comptes.
Au fond, les dirigeant·es du NFP ont tout intérêt à ce que la pression de la société civile, y compris depuis la rue, s'accentue. Elles et ils devraient donc l'accepter, la rendre possible, sinon l'encourager et la stimuler.
Il faut ici rappeler que, sans la pression de la rue, il est probable que le NFP n’aurait jamais vu le jour - la tâche étant pourtant plus aisée, sans doute, que la formation d’un gouvernement de rupture sans majorité absolue à l’Assemblée nationale. Il est de ce fait assez utopique de croire que les négociations pourraient aboutir sans pression extérieure. Une pression qui ne serait pas un coup de force, mais bel et bien l’une des manifestations de ces boucles de redevabilité, autrement dit de notre aspiration à faire vivre le nouveau Front populaire par-delà les échéances électorales.
Cela commence ce 18 juillet, avec des rassemblements un peu partout dans le pays - voir la carte sur le site d'Attac France.