Depuis plusieurs décennies, Judith Butler travaille la question de la « pleurabilité » des vies (grievability, en anglais). Forgée dans le cadre de ses travaux sur le Sida, elle a rapidement étendu la notion de pleurabilité de la vie aux réactions que nous avons collectivement après des attentats (nous pleurons les victimes des attentats qui nous touchent directement, mais restons insensibles aux vies perdues au nom de la guerre contre le terrorisme) et, bien sûr, aux migrant.e.s qui disparaissent dans l’indifférence générale.
Certaines vies ne sont, regrette-t-elle, pas dignes d’être pleurées - car ce sont des vies vécues par celles et ceux « qui ne peuvent pas être perdus, et ne peuvent pas être détruits, car ils habitent déjà une zone perdue et détruite ; ils sont, ontologiquement, et dès le départ, déjà perdus et détruits ». Et au fond, quand ces vies sont détruits, rien n’est détruit puisqu’elles sont déjà détruites.
Après les attentants de novembre 2015 (elle était présente à Paris ce soir là), elle écrivait que « le deuil semble strictement limité au cadre national. Les près de 50 morts de la veille à Beyrouth sont à peine évoqués, et l’on passe sous silence les 111 tués en Palestine au cours des dernières semaines, ou les victimes à Ankara. La plupart des gens que je connais disent être «dans l'impasse», incapables de faire le point sur la situation. On pourrait y réfléchir en introduisant une notion de chagrin transversal, pour étudier comment fonctionne la jauge du chagrin, pourquoi un café pris pour cible me déchire le cœur bien plus que d'autres cibles ne le peuvent. »
Butler fait ici référence à l’interdiction de manifester, prononcée au nom de l’état d’urgence (alors que de nombreuses manifestations étaient prévues autour de la COP21, qui s’est ouverte à Paris juste après).
Dans son essai plus récent sur la non-violence, elle fait de la pleurabilité de toute vie le fondement de toute aspiration à l’égalité. « Une population n’aura de droit à la vie qu’à condition d’être considérée comme potentiellement pleurable (...) nous ne pouvons pas perdre des personnes qui ne peuvent pas être pleurées. Ces personnes sont traitées comme si elles étaient au-delà de la perte, qu’elles étaient déjà perdues, qu’elles n’avaient jamais été vivantes, qu’elles n’avaient jamais eu le droit de vivre »
Le deuil est pourtant un élément éthique central de toute aspiration à l’égalité : si on renonce à l’impératif de considérer que toute vie est pleurable, alors on renonce à l’idée même d’égalité.
La différence de traitement entre ce qui se joue quelque part dans l’Atlantique nord où des moyens gigantesques sont déployés pour sauver 5 personnes dans un sous-marin ; et l’indifférence totale dans laquelle plusieurs centaines de migrant.e.s sont mort.e.s noyé.e.s la semaine passée en Méditerranée (la présidente de l’Assemblée nationale refusant même une minute de silence), vient nous rappeler qu’aujourd’hui, toutes les vies ne sont effectivement pas dignes d’être pleurées… Et que ce n’est nullement anodin, dans ce que cela dit de notre renoncement collectif à l’horizon de l’égalité.
Dans son texte publié après les attentats de 2015, Butler ajoutait ceci : "Il semble que la peur et la colère puissent conduire à se jeter violemment dans les bras d'un Etat policier. Je suppose que c'est la raison pour laquelle je préfère ceux qui se trouvent dans l'impasse. Cela signifie qu'il leur faudra du temps pour y voir clair. Il est difficile de réfléchir quand on est accablé. Il faut du temps et des gens qui soient prêts à le prendre avec vous, ce qui a une chance de se produire dans un rassemblement non autorisé.»
Difficile de ne pas y voir un télescopage brutal avec l’actualité : car, au-delà de la reconnaissance quasi institutionnelle que toutes les vies ne sont pas dignes d’être pleurées, c’est aujourd’hui que les Soulèvements de la terre seront dissouts, et que les rassemblements seront un peu moins autorisés qu’hier (et qu’ils le seront encore un peu moins demain).
Car dans son ouvrage sur la non-violence, Butler propose d’étendre cet impératif de pleurabilité au-delà des seul.e.s humain.e.s : toutes les vies, absolument toutes, sont dignes d’être pleurées. Or ces rassemblements que l’on veut interdire ou dissoudre, ont précisément pour but de défendre les vies, absolument toutes les vies. Peut-être pourrions alors nous commencer par prendre le temps de nous rassembler ce soir et de verser quelques larmes, pour dire notre attachement à l'égalité et rappeler notre engagement à défendre toute vie.
J. Butler, Une liberté attaquée par l’ennemi et restreinte par l’Etat
J. Butler, La force de la non-violence, Fayard, 2021.