Notre société est cruelle et elle produit beaucoup de gens aigris, un peu en mal de reconnaissance, souffrant depuis trop longtemps en silence de ne pas être entendus, des gens qui ne trouvent pas l'énergie pour dépasser cette douleur lancinante dans l'action et qui ont du mal à supporter que d'autres le fassent.
Alors, lorsque d'autres le font (plus ou moins bien suivant les goûts, on peut évidemment ne pas être d'accord sur tout), mais lorsque d'autres font un travail indispensable en temps d'urgence - ce travail qu'ils n'ont pas le courage ou la force de faire -, ils ont le sentiment d'une terrible injustice : c'est eux qu'on devrait entendre, et ça leur fait mal que ce ne soit pas eux, c'est une douleur insupportable. Ils méritent notre compassion.
Il y en a toujours eu, ils souffrent en silence, cette douleur sourde les tenaille et ils rongent amèrement leur frein, jusqu'à ce jour où ils se disent : «Répondons à ceux qui osent s'exprimer, montrons-leur que si on avait voulu, on aurait pu, nous aussi !» Oh, ils ne se mettent pas au boulot, non, non, ils ne construisent pas pour autant, ils n'utilisent pas leur énergie pour se mettre à la tâche d'un grand texte fédérateur qui nous ferait tous avancer et qui indiquerait qu'ils sont aptes - plus que d'autres peut-être - à porter et défendre avec intelligence la cause de l'art et de la culture dans notre société… Non, non, trop fatigant sans doute. Et exposer un point de vue clair pourrait être risqué… Non, ils sortent leurs outils de destruction pour tenter d'effacer, d'anéantir à jamais l'audacieux qui ose s'exprimer alors qu'eux ne le font pas. Montrons-leur, se disent-ils, montrons-leur qu'on est très instruit, montrons que nous détenons la seule vraie légitimité, rappelons-leur que nous sommes propriétaires d'un savoir universitaire qui n'appartient qu'à nous, et qu'avec ce savoir on peut démonter chaque mot que ces insolents qui ne font pas partie du sérail osèrent prononcer (à notre place).
Alors ils démontent, ils charcutent, ils se mettent à plusieurs ! Le fait qu'ils n'aient pas du tout compris la teneur (ni surtout l'esprit) de ce texte ne les arrête pas, ils n'essaient même pas : avec une rage de détruire manifeste et aveugle, ils dégainent le grand savoir livresque très mal digéré qui leur tient lieu de pensée. Certes, c'est un peu bâclé, assez vaseux, très poussiéreux, pas clair du tout, peu crédible et cousu de fil blanc, mais ils s'y efforcent vaillamment, avec un grand acharnement ! Ils déchirent les chairs comme des hyènes.
Ou croient le faire…
Mais sont-ils audibles et surtout vraiment dignes de foi ?
Armés d'un marteau-piqueur "universitaire" - mais hélas dépourvus de talent -, nos grands accusateurs qui savent tout mieux que les autres (on cherche en vain dans leurs hauts faits ce qui peut leur donner une telle assurance) cherchent à bluffer un lecteur qu'ils semblent mépriser, à impressionner, à faire taire, à réduire au silence toute pensée qui ne soit pas conforme à leurs dogmes confus. Cette mesquinerie est inutile et complètement stérile. Elle ne les grandira pas. La pensée, ça n'est pas ça. En se trompant de cible dans leur tentative d'exister, ils ne font qu'exposer le vrai visage de leur souffrance.
Et de leur frustration.
Ça n'est pas nouveau. C'est un phénomène effrayant auquel il faut s'habituer. Ça arrive à tous les moments-clefs de l'histoire et ce sont ceux-là, toujours, qui nous freinent, qui nous empêchent d'avancer, bien plus efficacement que nos adversaires politiques. Parfois ces gens se disent communistes, mais ils sont les premiers à nous reprocher de ne pas jargonner et de vouloir parler à tous. Vous me direz que c'est peut-être un peu paradoxal, voire absurde, mais ces gens qui se croient de gauche veulent à tout prix conserver la pseudo "supériorité" que confère (à leurs yeux) l'exclusivité d'un savant savoir coupé de toute action crédible, prudemment enveloppé d'un opaque et fumeux mystère qui masque mal une immense vacuité…
Ces gens nous mènent à l'échec.
Vous allez me trouver sans doute un peu naïf… Voilà, je dirais que la priorité, aujourd'hui, l'urgence, ce n'est peut-être pas de nous entre-déchirer.
Mais la souffrance de ces gens est trop grande, plaignons-les, ils ne peuvent plus entendre, la haine et la crainte de perdre leur statut de "sachants" sont devenues leurs seuls moteurs.
Nicolas Roméas