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On peut évidemment désigner les néolibéraux de tous poils qui ont prospéré aux États-Unis d'Amérique1 et ont fait d'innombrables dégâts sur l'ensemble de la planète, mais ça ne suffit pas. Ça ne suffit pas à expliquer la violence avec laquelle elle déferle sur nous. Ceux qui la suivent ou la relaient sont-ils conscients de ce qu'ils font ? C'est douteux. S'ils en avaient conscience ils s'inquiéteraient pour eux-mêmes et pour leurs enfants, n'est-ce pas ? On a plutôt le sentiment d'un suivisme, d'une passivité, d'une absence de pensée, d'une stupidité2 plus ou moins bien assumée suivant les cas. Comme pour toutes les vagues on trouve à sa crête une minorité, ceux qui imaginent que ne pas lui résister sert leurs intérêts immédiats, qu'on appellera «pervers», prêts à tout pour aller dans le sens de la vague et en tirer les bénéfices, souvent valorisés comme plus malins que les autres, suivis de la cohorte qui forme la masse de cette vague, tous ceux qui n'ont pas les moyens de lui résister, pris au piège d'un mode de vie qui ne leur laisse aucune marge de manœuvre. Les généraux de l'Occident conquérant et leurs troupes, la suite des colonisations, de la conquête du monde par les marchands.
Ces «pervers» qui ne pensent pas beaucoup, comme leurs affidés, savent pourtant ce qu'ils font (ou du moins le pressentent) lorsqu'ils s'attaquent, de leur propre chef ou en obéissant aux ordres, aux entreprises culturelles, aux lieux et aux équipes les moins coûteuses en argent et les plus fructueuses sur le plan de la relation, c'est-à-dire les plus aptes à produire de la conscience, collective et individuelle, à rendre au geste artistique sa véritable fonction dans la société, qui est de la construire au niveau de l'esprit. Ça n'est pas difficile à percevoir. La relation humaine ainsi produite ne va pas dans le sens de ce qu'ils croient être leur stratégie, elle ne peut rien leur rapporter. Ils savent donc ce qu'ils font lorsqu'ils réduisent les possibilités d'échanges entre les êtres, en les empêchant d'exister dans l'espace public ou dans des lieux qui autrement resteraient inoccupés et peuvent, sans financements ou infiniment moins que ne l'exigent les équipements de «prestige», devenir de précieux vecteurs d'échange. Un certain nombre d'expériences de ce type sont racontées ici.
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On continue à s'étonner de la destruction sous prétexte de «crise» de structures et d'initiatives qui ne coûtent presque rien à la collectivité et lui apportent des éléments d'humanité essentiels. Il faut cesser de s'étonner, car le projet consiste clairement à détruire ces éléments, à en empêcher l'éclosion et la transmission. Cette offensive fait partie d'un vaste ensemble, d'un encerclement général de chacun qui vise à diminuer la capacité de l'être humain à faire vivre son imaginaire. C'est à ça qu'ils s'attaquent. Il ne s'agit pas d'un «complot», d'ailleurs le mot est inutilisable. Et ce «ils» est indéterminable : on voit bien que quiconque, lorsqu'il se trouve pris dans les rets du pouvoir, est susceptible d'en faire partie d'un jour à l'autre. Mais il s'agit clairement d'une vision de l'humain réduit à sa fonction de producteur/consommateur, une vision en fait très proche du portrait qu'Albert Einstein brossait des militaires,3 une vision pour laquelle, dans ce combat qui est avant tout sémantique, ils ont inventé le mot «transhumaniste». Résister à cette vague devient aujourd'hui héroïque. Et si nous considérons le héros comme celui qui continue, de tout temps et en tout lieu, à porter des valeurs d'humanité réelle lorsque tout s'y oppose, nous avons aujourd'hui besoin de beaucoup de héros et d'héroïnes. Dans les théâtres, les bibliothèques, les lycées, les collèges, les librairies, les universités, les journaux, les revues, les Villes, les Régions, les Départements, partout.
Nicolas Roméas
Nous allons parler ensemble de ça le 23 avril au Théâtre de l'Épée de bois.
1- Même si cette pensée est européenne à l'origine c'est aux USA et à partir d'eux qu'elle s'est vraiment développée et a commencé à devenir très dangereusement active, avec par exemple, cet homme.
2 - Au sens étymologique qui le relie au substantif «stupeur», qui indique une sorte de paralysie due à un choc, ce qui nous ramène à La stratégie du choc de Naomi Klein…
3 - « Si un homme peut éprouver quelque plaisir à défiler en rang aux sons d’une musique, je méprise cet homme… Il ne mérite pas un cerveau humain puisqu’une moelle épinière le satisfait. […]. » Introduction de 1934 au chapitre 1 de Comment je vois le monde (trad. de l'allemand par Maurice Solovine, révisée par Régis Hanrion), éd. Flammarion, 1934 (augm. jusqu'en 1958, rév. finale en 1979) ; rééd. coll. « Champs », 1989.