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La mascarade d'un ministère depuis longtemps moribond peut encore faire un peu illusion, mais c'est une coquille vide. Un peu partout en France, forts de leur pouvoir institutionnel, – souvent peu justifié en ce domaine -, des gens nommés pour des raisons rarement très bonnes à des postes où se prennent des décisions cruciales, se croient autorisés à faire joujou avec l’art et la culture, comme si les grilles de lecture qu’on leur fournit leur permettaient d’y comprendre quoi que ce soit. Comme s’il s’agissait de données quantifiables, très peu signifiantes à leurs yeux, car étrangères à toute notion de pouvoir et incompatibles avec lui. Tout juste bonnes, à la rigueur, à redorer le blason d’un élu, ou augmenter l’attractivité d’un territoire.
De fait ils n’y comprennent rien - ou n’osent pas prendre le risque de comprendre - et leur attitude en devient donc très dangereuse. Ils ne sont presque jamais sur le terrain, là où les choses se passent vraiment, là où s’échangent entre des humains des éléments vitaux, non marchandisables, qui constituent et transforment les êtres. Et lorsque, par exception, ces gens, la plupart du temps sans malice mais peu qualifiés, vont sur ce terrain, ils sont incapables de mesurer l’importance de ce qui s’y passe. Ils n’ont donc aucun moyen de résister au processus en cours, celui de la destruction de tous les outils de l’esprit.
Ils se contentent souvent d’appliquer paresseusement, sans les soumettre à la critique, sans vraie mise en perspective politique, des règles destructrices et folles qui rendent l’accès des artistes aux soutiens public de plus en plus conditionné à l’acceptation de la loi du marché.
En obéissant docilement aux injonctions perverses du capitalisme relayées par l’Europe (comme la sinistre farce de la concurrence libre et non faussée), ils cèdent à un air du temps délétère et participent sans y penser à la mise à mort du geste artistique dans sa réalité vécue. Ce n’est pas qu’une question d’argent, c’est d’abord une affaire de priorité, donc de volonté politique.
Ces gens ont oublié, s’ils l’ont un jour su, le rôle colossal joué après-guerre par l’éducation populaire et l’art pour tous sous toutes ses formes, comme levier du retour à une vie collective partagée autour de valeurs communes. Ils ont oublié, s’ils l’ont un jour su, que le théâtre et plus généralement ce qu’on appelle les arts vivants, avec l’action de Jeanne Laurent, de Jean Vilar, de tous les enfants de Copeau, de ce qu’on a appelé la Décentralisation théâtrale, a été un moment politique crucial de la reconstruction de ce pays. Cet oubli fait clairement le jeu de la destruction ultralibérale.
Les acteurs politiques de la culture - à tous les niveaux- sont donc, même s’ils l’ignorent souvent, en première ligne dans ce combat. Naturellement, ceux que cet appel voudrait pointer ne sont que de chétifs rouages d’un système dans lequel il y a peu de place pour agir autrement que comme une marionnette du pouvoir. Naturellement, ce pouvoir, manipulé par des puissances financières mondiales, ne peut servir d‘autres intérêts que ceux de l’ultralibéralisme. Naturellement, résister aux injonctions de ces pouvoirs quand on est un fonctionnaire territorial - ou national - tiendrait de l’héroïsme, voire du suicide social. Et, bien sûr, il faut ajouter que la société marchande made in USA en faisant le vide dans les crânes, a presque effacé la trace des avancées de notre histoire récente. Il est sûr qu’il faudrait un rare courage à nos David contemporains pour se souvenir de tout ça, s’arracher au monde empoisonné du divertissement, du spectacle, de l’occupationnel, et dresser leur fronde contre le monstrueux Goliath. Au prix, parfois, de leur carrière. Mais quand même ; si l’on choisit de travailler pour ce qu’on appelle la culture, il serait bon de savoir de quoi il est question, de quelle responsabilité il s’agit réellement, surtout dans ce pays. Car, dans le cas contraire, on ne peut que concourir à sa destruction...
Redire l’importance vitale qu’a eu dans ce pays, après l’immense catastrophe de la deuxième guerre mondiale, la création d’un service public de la culture ouvert à tous, financé par l’État, par définition hors marché, est une nécessité absolue. Le rappel - à destination de tous et spécialement des responsables -, du moment historique fondateur où la pratique des arts a été considérée comme un outil de la démocratie en actes, est une de nos urgences. Si nous voulons un jour être en mesure de résister à la destruction de l’être humain par le capitalisme triomphant.
Dernier ouvrage de Nicolas Roméas : Juste un mot, La révolution du sensible. Ed Parole 2022