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Juste un très bref et modeste rappel de ce que selon moi nos amis politiques devraient (au strict minimum) nous dire sur le rôle que doivent jouer l'art et la culture dans cette société en voie de déshumanisation.
Pourquoi cette absence d'une prise en considération sérieuse des outils de ce qu'on appelle la «culture» est-elle selon moi «impossible» ? Tout simplement parce que ce qu'on appelle la culture constitue, comme le dit et l'écrit très bien la philosophe Marie-José Mondzain1, «la condition même d'une vie politique». Une vie politique digne de ce nom, c'est-à-dire une vie des idées. Une mise en débats publics de différents points de vue, réflexions, aspirations, sur les modalités possibles du vivre ensemble, non une compétition entre des rivaux concourant pour une place convoîtée parce qu'elle confère le pouvoir et l'argent.
Et l'on voit aujourd'hui clairement, avec la lugubre émergence du phénomène Macron, ce que peut être ce cauchemar bien réel de l'extinction de la vie politique d'un pays par sa réduction à une communication absolument creuse, qui tient beaucoup plus du marketing que du combat d'idées.
Il est donc plus que temps, non seulement de relancer ce débat, mais aussi de montrer qu'il est central. Il faut d'abord et avant tout réaffirmer avec force l'importance fondamentale des outils qui servent la sensibilité, l'intelligence, le développement de l'esprit critique, c'est-à-dire qui peuvent nous éviter d'en être réduits, comme le veulent les tenants du «transhumanisme», à devenir des robots humains décérébrés incapables d'appréhender le monde autrement qu'avec des chiffres, tout juste programmés pour produire et consommer pour le profit maximum d'un capitalisme sans foi ni loi, constitutivement inapte à prendre en considération l'être humain.
Ces outils constituent ce qu'on appelle généralement l'art et la «culture», même si l'usage de ce dernier vocable est de plus en plus difficile, en raison, en particulier, des clivages qu'il impose entre ceux qui «en ont» ou «en sont» et les autres. Je préfère quant à moi parler des «outils du symbolique», car cette appellation ouverte englobe beaucoup d'activités diverses, de la philosophie à l'art brut en passant par la psychanalyse, dont le point commun essentiel est que leur but ne peut jamais être uniquement quantitatif. Et qui travaillent une valeur symbolique visant, d'une façon ou d'une autre, à l'élévation de l'être humain.
Ensuite il faudra s'attaquer aux différents sujets dans le détail de leur mise en application vraiment démocratique, de l'indispensable régime de l'intermittence dont on peut espérer qu'il s'élargisse, à la place de la connaissance et la pratique de l'art dans les cursus scolaires. Il faudra aussi essayer de comprendre comment et pourquoi ce qui, en matière d'action culturelle et artistique, est négligé car invisible aux yeux des «grands» médias, est aussi indispensable à nos existences communes d'êtres dotés d'une âme, que le sont les nappes phréatiques à la satisfaction de nos besoins en eau, des circuits d'irrigation agricoles aux grandes eaux de Versailles.
Ce qu'il faut d'abord faire entendre de toute urgence, c'est que ces outils (et ces enjeux) sont largement aussi importants que ceux qui concernent l'écologie, notre relation à la nature. Et que les gens qui les portent et les défendent sont aujourd'hui dans la même situation que René Dumont et ses amis en leur temps : leur sujet est fondamental, mais on ne les entend pas encore. On ne leur tendra l'oreille, comme il est d'usage chez les Hommes, que lorsque de telles catastrophes auront eu lieu qu'il sera déjà presque trop tard… Et puis sans doute, (il s'agit aussi d'un combat sémantique) lorsqu'ils auront trouvé le mot, comme le fut en son temps celui d'«écologie», qui peut apparaître aux yeux de chacun, du savant au quidam, comme un catalyseur.
Alors il faut s'y coller dès maintenant, et avec beaucoup de sérieux - en ne se contentant pas cette fois de manier des chiffres -, car il n'y a plus de temps à perdre. Naturellement ce souhait, cette exigence, s'adressent à ceux qui ne sont pas des alliés plus ou moins déguisés de ce capitalisme moderne qu'on nomme néolibéralisme, car ces derniers, qu'ils se disent «socialistes» ou s'assument de droite, sont au service du même devenir déshumanisant. Mais une liaison doit impérativement s'opérer avec les militants écologistes sincères. Car s'il faut évidemment «sauver la planète», il est peut-être préférable, n'est-ce pas, qu'elle soit habitée par des êtres dotés d'une langue, d'une pensée, d'une sensibilité et d'un imaginaire, plutôt que par des robots d'apparence humaine.
Car c'est bien de cela qu'il s'agit, il est temps de l'affirmer haut et fort. Non seulement d'être plus ou moins cultivés et «éduqués», plus ou moins dotés de capital symbolique comme disait Pierre Bourdieu. Il s'agit de se battre, dans une période de guerre intense menée contre tout ce qui n'est pas rentable, pour être des humains.
Nicolas Roméas
1 - Dernier ouvrage paru : Confiscation des mots, des images et du temps ed. Les Liens qui Libèrent, février 2017.