Lorsque Yanis Varoufakis évoque les yeux vitreux et la surdité volontaire de ses interlocuteurs de la Troïka, l'image pourrait sembler brutale, assez violente, excessive même, mais non, personne ne sursaute, on n'est pas plus choqué que ça.
On comprend immédiatement ce qu'il veut dire, car on est habitué à ces yeux là et à ces oreilles là, dans notre vie quotidienne, en 2015, en Occident. Et ailleurs, de plus en plus.
Il ne parle pas de l'attitude cruelle de tyrans maléfiques qui tireraient leur jouissance de la souffrance de leurs victimes, non, il parle d'un comportement qu'on connaît très bien, qu'on voit et ressent chaque jour, lorsqu'on s'efforce héroïquement de mettre un peu de chaleur, d'empathie, d'humour, dans les relations avec les autres dans la ville, qu'elles soient d'administration, de négoce ou simplement de hasard.
Ce comportement, qu'on pourrait qualifier de neutralisation émotionnelle, ou même de robotisation - que décrivirent de diverses manière Huxley, Orwell, ou Terry Gilliam -, c'est celui auquel sont précisément dressés à s'astreindre, par «training» intensif et «coaching» régulier les employés des hypermarchés, par exemple, ou d'Orange et des autres, ou d'Amazon, etc., mais qu'on impose progressivement à tous, du milieu «culturel» aux professions médicales, par le biais de nouvelles formations ad hoc. Il évoque en fait une réalité très présente, très envahissante dans nos vies, dont on parle souvent de façon abstraite, pour nous en révolter, pour tenter de l'exorciser, sans prendre la vraie mesure de son extrême gravité, une réalité tellement effrayante que l'on n'ose regarder en face le désastre quotidien qu'elle fait subir aux modalités de nos existences communes, de nos relations. À notre "façon" d'entrer en contact avec l'autre. Car les efficaces «training skills» des entreprises US ne peuvent pas ne pas laisser de traces dans l'être et dans la sphère intime.
Cette réalité est la conséquence, oui, si l'on veut d'une politique, l'ultralibéralisme, mais cela va bien au-delà de la politique, et bien sûr elle ne touche pas seulement ces «politiques», qui ne sont rien d'autres que des employés d'un grade plus élevé, de ceux qui actionnent la machine à décérébrer et à détruire toute politique. Non, loin s'en faut, elle touche tous ceux qui dans leur profession et dans la plus grande part de leur existence privée sont victimes de cette mécanique dans leur corps et dans leur âme. Et elle vise à toucher tout le monde, sans exception.
Et à effacer ceux qui lui résistent, qui le font spontanément comme les jeunes gens en colère, ou constitutivement, comme les artistes. Cette réalité c'est la destruction de l'humain, la déshumanisation programmée de l'humain.
Nicolas Roméas
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