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Acteur culturel, auteur, après avoir fondé et animé Cassandre/Horschamp, Nicolas Roméas fait aujourd'hui partie de l'équipe de bénévoles du site L'Insatiable (www.linsatiable.org) en tant que rédacteur en chef. Il participe également à la nouvelle revue L'Insatiable papier.

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Billet de blog 25 mai 2015

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Un vent mauvais souffle. Un vent mauvais souffle sur le pays, qui vient de loin et passe par l'Europe. 

Dans la guerre mondiale entre le quantitatif et le symbolique que nous traversons, nous assistons à un déferlement de destructions. Que nous subissons, rageurs et impuissants.

Festivals, parmi les plus précieux et les plus utiles, notamment autour de la poésie comme Les Voix de la Méditerranée à Lodève, troupes très talentueuses et inventives comme Les Souffleurs commandos poétiques, lieux courageux installés dans des quartiers réputés difficiles qui peinaient déjà à subsister, comme la Chapelle Gély à Montpellier… Et beaucoup d'autres, qui ne coûtent quasiment rien à la collectivité et lui donnent beaucoup.

Tous ces espaces et ces équipes consacrés aux valeurs immatérielles qui fondent l'humain, qui ne confondent pas le symbole et le chiffre, s'ils ne sont pas encore détruits, sont menacés de disparition ou de censure dans ce pays (oui, celui de l'Éducation populaire, de Jeanne Laurent, de Vilar, de Malraux).

Mais de quoi s'agit-il ? Qu'est-ce qui est en train d'être détruit ? Une certaine conception de l'être humain. Une conception ouverte, qui implique une transmission, un apprentissage permanent, un inachèvement assumé et une perfectibilité constante toujours liée à la nécessité d'une relation à l'autre. Et à la croyance en des valeurs élevées, quel que soit le nom qu'on leur donne.

Cette destruction passe par l'anéantissement de notre mémoire collective, avec l'abandon massif de la lecture, la perte de la capacité d'attention1 et de l'idée même de transmission, ou encore par la fin programmée de l'étude des langues dites «mortes» qui signalent comment s'est formée par strates successives, d'un siècle à l'autre, notre langue et donc notre pensée, qui est faite de lectures et de mots. Qui nous racontent notre étymologie et parlent de notre histoire, qui y est repliée.

Accéder à cela demande un effort, une volonté. Ce n'est pas un geste de consommateur, de zappeur électronique ou de client, c'est celui de l'apprenti, du disciple, de l'élève. C'est cette notion d'effort et d'apprentissage que les ultralibéraux (quel que soit le nom qu'ils se donnent) veulent effacer de nos consciences. Cette destruction passe par l'assassinat culturel (quand il n'est pas effectif) d'un certain nombre de peuples qui témoignent encore de cette conception de l'être humain, comme par exemple les dernières tribus d'Amazonie, d'Afrique ou d'Australie, et en Europe les Tsiganes, les Rroms.

Cette destruction passe aussi par les nombreux obstacles, brutalement ou insidieusement mis en place (sous toutes sortes de prétextes dont la fameuse «sécurité») pour empêcher les êtres de se réunir, d'échanger, d'interagir, de se parler, simplement, gratuitement. Le seul acte qui soit vraiment autorisé étant de consommer, de tout consommer, jusqu'à la vue d'un objet d'art ou un spectacle, de préférence après avoir payé sa place et être devenu client…

Ce qui est nié, caché, enfoui, occulté, masqué derrière ça, c'est qu'en réalité ce qu'on nomme art n'a jamais pour vocation de produire des objets, ni en aucune façon d'être une fin en soi. Et ne peut donc répondre aux besoins d'aucun marché, quels que soient les propos inconsidérés tenus par une ancienne ministre2, sous peine de n'être plus du tout de l'art, mais un commerce, voire une industrie comme une autre… Dans toutes les cultures, ce que nous nommons art est un vecteur, un outil, un moyen d'enrichissement réciproque, d'apprentissage et d'ouverture, de relation à l'autre et au monde.

Alors, lorsqu'il remplit son rôle - on a pu l'observer dans notre propre histoire, on le voit clairement dans d'autres cultures -, l'art agit réellement sur la société, l'aide à évoluer, à se transformer. C'est à cela qu'il sert et c'est bien la raison pour laquelle, depuis fort longtemps, on3 ne le laisse pas faire. La raison pour laquelle le théâtre, dont le rôle est d'être en dialogue constant avec la collectivité humaine (dialogue, pas monologue), est resté figé dans des formes paralysantes et stériles issues des monarchies, et prend aujourd'hui place dans des architectures qui transforment immédiatement les uns en spectateurs-clients, les autres en «professionnels du spectacle». Dans une société obsédée par le chiffre, de moins en moins de lieux sont propices, non seulement aux lancements d'alertes de l'art mais aussi à un échange véritable avec ceux que l'on range dans la catégorie «public».

Pourtant, nous avons rêvé.

Et nous avons été portés par ce rêve. Nous avons, directement ou non, vécu des périodes, notamment les premières années qui suivirent la Libération, avec la décentralisation théâtrale, Vilar et les autres - après une guerre atroce qui nous ramena malgré nous à l'essentiel et rendit à la culture une place dans la vie politique -, puis les bégaiements des années soixante-soixante-dix, où nous imaginions qu'une prise en compte du vrai rôle de l'art revenait à la conscience commune.

La déferlante actuelle de l'idéologie mortifère issue des ultralibéraux nord-américains et portée par leurs émules européens, dont l'objectif avoué est de détruire définitivement toute idée de service public, notamment celui de la culture construit dans notre pays (surtout pour ce qui est du monde associatif, car les «grandes maisons» sont pieds et poings liés et ne sont pas un risque) va-t-elle nous forcer (artistes et défenseurs de l'art) à nous remettre entre les mains de riches mécènes qui sont de fait nos adversaires et nous lâcheront dès que ça leur chantera (c'est-à-dire quand ils n'en obtiendront pas le retour sur investissement attendu) ?

Alors, aujourd'hui, il faut le dire et le répéter, ce que nous évoquons ce n'est pas seulement la culture, cette notion floue et élitiste4 qui clive entre ceux qui pensent détenir un «capital culturel» comme l'écrivait Pierre Bourdieu, et ceux qui s'en sentent exclus. Ce n'est pas non plus un milieu, ou une corporation, ou telle ou telle technique. Encore moins un marché, bien sûr, fût-il porteur. Ce dont nous parlons c'est de la défense des outils du symbolique qui permettent de construire notre humanité, contre l'avancée des armées du chiffre qui visent à la détruire. Et comme René Dumont et ses amis le firent il y a une cinquantaine d'années avec la notion d'écologie qu'ils ont pu, à force de patience et d'acharnement, faire entendre à l'ensemble de la population, introduire dans notre pensée commune, il nous faut concrétiser ce combat et le faire exister dans une langue compréhensible par tous. Et convaincre nos amis écologistes que nos combats respectifs ne font qu'un. Car si, malgré toutes les menaces qui pèsent, nous parvenions effectivement à «sauver» la planète, par quels êtres humains serait-elle finalement habitée ?

Nicolas Roméas

Pour en savoir plus, consulter ces deux sites :

http://www.horschamp.org/

http://linsatiable.org/

Sauf la première, toutes les images sont d'Olivier Perrot.

1- Comme l'explique très bien Yves Citton dans son ouvrage Pour une écologie de l'attention.

2 - Mme Filippetti croyant se défendre face au medef en vantant la rentabilité financière des industries culturelles.

3 - Les différents pouvoirs.

4 - Sauf si on l'entend au vrai sens de cultiver, comme dans agriculture ! 

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