Il faut lire ses ouvrages, comme par exemple La fin de la plainte, Comment faire rire un paranoïaque, Il suffit d'un geste… dont les titres sont déjà de puissantes et salutaires prises de position.
J'ai eu la chance de rencontrer cet homme il y a de cela un an environ et j'ai cru comprendre et ressentir ce que signifie la présence puissante d'un être évolué, pleinement conscient du travail que représente le fait de devenir un être humain.
J'ai eu le sentiment de rencontrer, à la croisée des routes (ou au partage des eaux), un précieux voyageur, à la fin de son odyssée, debout sur son embarcation, et, lorsque je l'ai quitté pour rejoindre ma barque, il m'a simplement dit «bon parcours».
Un homme qui a traversé avec humilité, beaucoup de sensibilité et une très grande intelligence, certaines aventures majeures de l'humanité. Un homme qui aurait mérité s'il avait été Japonais, d'être nommé «Trésor national vivant».
Un homme qui, après avoir quitté la compagnie de Jésus et avoir beaucoup réfléchi et écrit sur la religion dont il était issu (il dirigea la revue Christus, assisté par Michel de Certeau au début des années soixante), s'est tourné vers la philosophie et la psychanalyse. Un homme qui ne s'est privé d'aucune des clefs utiles pour s'efforcer de comprendre l'humain et sa place dans le monde. Et agir, car il voulait que le geste, juste comme celui de l'archer zen, prenne la place d'une trop complaisante et plaintive contemplation de soi et de son passé. Un homme qui a cherché à aider ses contemporains à sortir de la quête aporétique de leur «moi». Un homme qui, comme on marche sur un fil, voulut retrouver le sens symbolique de la relation entre le corps et l'esprit sans jamais sombrer dans la facilité des modes new age, mais en s'appuyant sur la pensée la plus exigeante de notre culture, de Socrate (qu'il qualifiait de shaman) à Freud, Wittgenstein et Lacan, et celles d'autres régions du monde, notamment d'Asie, comme le taoïsme.
Un homme qui s'est adonné à la psychanalyse au plus haut niveau, en compagnie de Jacques Lacan, qu'il a pratiquée durant plus de vingt ans. Un homme qui n'a refusé aucune difficulté et a finalement osé braver, seul, dans les années quatre-vingt, les plus forts courants du moment (notamment le culte immodéré du Maître) pour s'engager dans un retour au Freud des débuts, celui de l'hypnose, dont il a montré qu'elle n'a rien à voir avec le numéro de cirque qu'on a trop souvent en tête lorsqu'on évoque cette pratique. Un chemin qui relie le corps et l'esprit dont il pensait qu'il avait été abandonné par Freud pour des raisons historiques et sociales, et qu'il aurait dû et devait être poursuivi.
Un homme qui a osé mettre en question la rente que constitue la durée des longues psychanalyses, qui deviennent selon lui d'interminables plaintes dont on ne sort jamais, sans pour autant s'égarer dans l'écueil nord-américain de méthodes «rapides, efficaces» et superficielles.
En lisant ses ouvrages, qui sont à la fois des narrations limpides et simples de parcours humains, de rencontres signifiantes, et de profondes réflexions érudites, on comprend ce qu'est cette recherche de l'être humain, de ses ressorts profonds, dans les différentes cultures, et le lien qui peut être fait entre différentes voies, plus ou moins spirituelles ou plus ou moins scientifiques, afin d'appréhender ce que nous sommes et pouvoir agir sur nous-même, au-delà de tout moralisme. On comprend la nécessité impérieuse de nous débarrasser du matérialisme ambiant que secrète cette époque sans pour autant remplacer la pensée par une mystique facile.
On comprend alors ce profond bon sens1du shaman, qui ne renonce à aucune des facultés de l'être humain, qui ne se cache rien de ce qu'il est, de ses potentialités, qui sait que chacun est chargé de pulsions destructrices et auto-destructrices, et que c'est ce savoir même, et de l'accepter entièrement, cette lucidité, qui permet d'agir, à la manière taoïste, dans la bonne voie, le bon sens.
1 - Dans l'acception réelle de ce syntagme et du mot «sens», évidemment.
Nicolas Roméas
(fondateur et co-animateur de L'Insatiable journal culturel en ligne)