Nicolas Séné (avatar)

Nicolas Séné

Chargé d'animation développement social dans une ONG

Abonné·e de Mediapart

29 Billets

0 Édition

Billet de blog 23 décembre 2020

Nicolas Séné (avatar)

Nicolas Séné

Chargé d'animation développement social dans une ONG

Abonné·e de Mediapart

Le bilan de l'intelligence

La fin de l’année est la traditionnelle période des bilans. En 1935, Paul Valéry donne une conférence sur “le bilan de l’intelligence“. À l’orée de 2021, ce texte garde une actualité forte au regard de l’absurdité du monde moderne.

Nicolas Séné (avatar)

Nicolas Séné

Chargé d'animation développement social dans une ONG

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Que proposer comme alternative à l’absurdité des temps modernes ? Une partie de la réponse peut se trouver dans Le bilan de l’intelligence, conférence donnée par Paul Valéry en 1935.“L’interruption, l’incohérence, la surprise sont des conditions ordinaires de notre vie. Elles sont même devenues de véritables besoins chez beaucoup d’individus dont l’esprit ne se nourrit plus, en quelque sorte, que de variations brusques et d’excitations toujours renouvelées, introduit Valéry. Les mots “sensationnel“, “impressionnant“, qu’on emploie couramment aujoud’hui, sont de ces mots qui peignent une époque. Nous ne supportons plus la durée. Nous ne savons plus féconder l’ennui. Notre nature a horreur du vide - ce vide sur lequel les esprits de jadis savaient peindre les images de leurs idéaux, leurs Idées, au sens de Platon.“

Le reniement du passé par ses contemporains fait dire au philosophe “que le présent nous apparaît un état sans précédent et sans exemple. Nous ne regardons plus le passé comme un fils regarde son père, duquel il peut apprendre quelque chose, mais comme un homme fait regarde un enfant… Nous aurions parfois l’envie d’instruire et d’émerveiller les plus grands de nos aïeux, les ayant réssucités pour nous donner ce plaisir.“ Les changements du monde moderne, induits notamment par l’évolution technologique, “ont profondément modifié le monde et l’ont, en quelques années, rendu méconnaissable aux yeux des observateurs qui avaient assez vécu pour l’avoir vu bien différent.“

Capitalisme des idées

“L’homme se trouve assailli par une quantité de questions auxquelles aucun homme n’avait songé, philosophe ou non, savant ou non ; tout le monde est comme surpris“, observe Valéry pour qui “notre nouveauté, à nous, consiste dans l’inédit des questions elles-mêmes, et non point des solutions ; dans les énoncés, et non dans les réponses. De là cette impression générale d’impuissance et d’incohérence qui domine dans nos esprits, qui les dresse, et les met dans cet état anxieux auquel nous ne pouvons ni nous accoutumer, ni prévoir un terme.“

Illustration 1

Et c’est alors “en présence de cet état si angoissant d’une part, si excitant de l’autre, [que] la question même de l’intelligence humaine se pose ; la question de l’intelligence, de ses bornes, de sa préservation, de son avenir probable, se pose à elle-même et lui apparaît la question capitale du moment.“ Car pour l’auteur, “le désordre, (…) les difficultés dont je vous entretiens ne sont que les conséquences évidentes du développement intellectuel intense qui a transformé le monde. C’est le capitalisme des idées et des connaissances et le travaillisme des esprits qui sont à l’origine de cette crise.“

Et pour Paul Valéry, le constat est sans appel : “On peut dire que tout ce que nous savons, c’est-à-dire tout ce que nous pouvons, a fini par s’opposer à ce que nous sommes.“ (…) “L’esprit peut-il nous tirer de l’état où il nous a mis ? (…) la question que je pose est celle de savoir si l’esprit, agissant directement et immédiatement, pourra rétablir rationnellement, c’est-à-dire rapidement, un certain équilibre en quelques années. Donc, toute la question que je posais revient à celle-ci : si l’esprit humain pourra surmonter ce que l’esprit humain à fait ? si l’intellect humain peut sauver d’abord le monde, et ensuite soi-même ?“ 

Quelle place donc pour l’intelligence alors que “les conditions de travail de l’esprit ont (…) subi le même sort que le reste des choses humaines, c’est-à-dire qu’elles participent de l’intensité, de la hâte, de l’accélération générale des échanges, ainsi que de tous les effets de l’incohérence, de la scintilaltion fantastique des événements.“

Hubris émotionnel

“Commençons par l’examen de cette faculté qui est fondamentale et qu’on oppose à tort à l’intelligence, dont elle est, au contraire, la véritable puissance motrice ; je veux parler de la sensibilité. Si la sensibilité de l’homme moderne se trouve fortement compromise par les conditions actuelles de sa vie, et si l’avenir semble promettre à cette sensibilité  un traitement de plus en plus sévère, nous serons en droit de penser que l’intelligence souffrira profondément de l’altération de la sensibilité. Mais comment se produit cette altération ?“, demande Valéry.

L’accélération des choses et la quête de sensations de sensations rapides produisent une sorte d’hubris émotionnel qui nous rend dépendant. “On nous inocule donc, des goûts et des désirs qui n’ont pas de racines dans notre vie physiologique profonde, mais qui résultent d’excitations psychiques ou sensorielles délibérément infligées. L’homme moderne s’enivre de dissipation. Abus de vitesse, abus de lumière, abus de toniques, de stupéfiants, d’excitants… Abus de fréquence dans les impressions ; abus de diversité ; abus de résonnances ; abus de facilités ; abus de merveilles ; abus de ces prodigieux moyens de déclenchement, par l’artifice desquels d’immenses effets sont mis sous le doigt d’un enfant. Toute vie actuelle est inséparable de ces abus.“ Pour le philosophe, nous sommes victimes d’une “intoxication insidieuse“ dont le sujet moderne “s’accomode à son poison, il l’exige bientôt. Il en trouve chaque jour la dose insuffisante.“

Tels des camés de la “fast-sensation“ que nous serions, Paul Valéry n’est pas loin de conclure que “la sensibilité chez les modernes est en voie d’affaiblissement. Puisqu’il faut une excitation plus forte, une dépense plus grande d’énergie pour que nous sentions quelque chose, c’est donc que la délicatesse de nos sens, après une période d’affinement, se fait moindre.“

L’intelligence requiert alors une exigence à toute épreuve. “Le sport intellectuel consiste donc dans le développement et le contrôle de nos actes intérieurs. Comme le virtuose du piano ou du violon arrive à accroître artificiellement, par étude sur soi-même, la conscience de ses impulsions et à les déposséder distinctement de manière à acquérir une liberté d’ordre supérieur, ainsi faudrait-il, dans l’ordre de l’intellect, acquérir un art de penser, se faire une sorte de psychologie dirigée… C’est la grâce que je vous souhaite“, conclut Valéry.

Bibliographie

VALÉRY, Paul. Le bilan de l’intelligence. Éditions Allia, 2012. 64 pages. 

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.